vendredi 9 juin 2017

Pour quoi aller si loin ?

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C'est la question que je me pose chaque fois que je pars en Inde.
Pour quoi cet immense détour, ce chemin dans le ciel et par les routes, ce temps passé à préparer le voyage, ces démarches de fourmi, l'attente, la tension vers un but lointain, là-bas de l'autre côté du monde, dans ce temps incertain du futur ?
Pour quoi tendre de nouveau cet élastique invisible qui suspends au jour du départ, tire les pensées vers un autre lieu, un autre temps que celui où je suis ?
Pour quoi sortir du douillet cocon de la maison et d'une existence où les gens , les lieux, la langue, la culture, tout, est connu, presque sans surprises ?
Quelle est cette force qui pousse apparemment vers l'avenir mais avec un goût si prononcé de retour qu'elle désigne à l'évidence autre chose qu'une dimension d'espace et de temps ?
Quel parfum spirituel, quelle promesse y a-t-il dans l'air pollué de Delhi, dans la poussière et l'odeur âcre des rues de Tiru, dans le chaos sonore de la circulation indienne ?
Une partie de la réponse est dans le chaos justement. Ce chaos qui saute aux yeux, à la gorge et au nez. L'Inde est un des pays au monde où la spiritualité est une dimension présente, visible, naturelle , c'est aussi un des pays les plus chaotique. L'ombre, ce qui partout chez nous est caché, se donne à voir à tous les coins de rue : misère étalée sur le trottoir, mort offerte au regard, corruption perceptible dans les tractations de tous ordres. Des gens dorment, mangent, se lavent, vivent sur les trottoirs défoncés des villes, les ordures s'entassent jusqu'au pied des grottes sacrées d'Arunachala, les cadavres flottent sur le Gange ou sont à peine recouverts d'une bâche en attendant une incinération dont l'odeur s'accrochent aux narines en même temps que celle des égouts à ciel ouvert, mêlée au parfum sublime de l'encens, du jasmin et du frangipanier.
Ici tout interroge, dérange, irrite, emballe. Et sur un chemin spirituel pareille déstabilisation est précieuse. Les questions sur le sens de l'existence, les injustices, la mort...aucune ne peut être évitées. Le constat est dramatique ou libérateur, c'est selon : nous ne savons rien !

L'Inde nous permet de faire le point sur notre réactivité. Si chez nous, nous pouvons aménager notre quotidien de façon à ne pas être trop agressé par la réalité extérieure ou du moins connaître à l'avance les personnes et les moments qui vont aller nous chercher dans nos retranchements, ici il est plus difficile de contrôler. Certaines personnes sont réactives tout de suite, pour d'autres il faudra attendre la fin de la lune de miel : passées trois semaines de découverte éblouie du pays de Ma Ananda Mayi et de Papa Ramdas, des couleurs et des sourires, l'Inde se révèle un pays difficile. Ainsi, Jetsunma Tenzin Palmo lorsqu'elle veut savoir où elle en est avec la colère raconte qu'elle se rend dans une administration indienne ! Le test est implacable.

Une autre forme de déstabilisation est que nous nous trouvons devant une culture, une manière de vivre radicalement différente de la nôtre qui résiste à notre passe temps favori d'occidentaux : comprendre. Lorsque j'accompagne un groupe, je suis confrontée à un flot de questions et je me rends compte que ma réponse est souvent : je ne sais pas. La différence est que contrairement à ceux qui me posent les questions et qui continuent à échafauder des explications à ce qu'ils voient, ne pas savoir ne me pose plus problème. Regarder, simplement, sans pourquoi, c'est décoller un peu de « Moi, je regarde ».  La circulation en ville en Inde est une source intarissable de questions et remarques : quelles sont les règles ? qui a la priorité ? À quoi sert le klaxon...etc. L'observation est importante, certes, mais montez donc derrière une moto et ressentez le trafic, son apparente anarchie et sa fluidité réelle. La réponse n'est pas logique, elle est kinesthésique. L'Inde invite à laisser de côté notre cerveau gauche et à laisser s'épanouir notre cerveau droit. Et parfois un intellect très développé et un cerveau très efficace et formaté par une logique binaire sont un véritable handicap !
L'Inde écorne un peu nos belles images : quoi, ce pays sale et bruyant, le pays de la spiritualité ? Ah, mais c'est parce que l'Inde a changé... Au temps d'Arnaud, elle était encore traditionnelle... Oui, l'Inde se modernise et attrape aussi les maladies de l'Occident, mais pas seulement.
La dérive est facile qui consiste à progressivement et par zèle spirituel louable, s'entourer de silence et de « bonnes nourritures » d'impressions, à confondre subrepticement une existence bien ordonnée avec une voie spirituelle, à « penser » qu'une nourriture saine, des habitudes de yogi, des comportements écologiques responsables, bref tout ce que nous tentons d'améliorer dans notre existence relative, est une pratique spirituelle en soi, est LA Pratique spirituelle.
L'Inde dans son mélange bouleversant de l'horrible et du sublime, sa pollution, ses injustices flagrantes et sa cacophonie extravagante désigne l'absolu comme Absolu, le Silence comme une Essence d'un autre ordre, Brahma comme un Infini  qui sous-tend ce qui nous apparaît comme le bien, le beau au niveau très relatif où nous vivons. Les ashrams y sont des îlots de paix et de respect des humains et de la nature en effet, mais l'ordre relatif que l'on y sent n'est que le préalable à la voie.
La Paix des lieux saints, l'indicible énergie qui s'en dégage, avec ou sans la cohue autour ouvrent la porte. Et cette porte est encore éclatante et vivante chez des êtres incarnés. La présence d'un maître comme Shandra Swami Udasin incarne la dimension verticale, absolue, vertigineuse. Et cette dimension qu'il nous permet d'entrevoir, est la Source de l'agitation frénétique du bazar, de l'odeur des champs de crémation, de la violence des scènes de rues des grandes villes, de l'atmosphère cosmopolite et feutrée des aéroports, des avions qui sillonnent le ciel du monde, de l'agitation des petits humains qui préparent leur voyage... La Source.

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14 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est exactement ça
Un très grand merci Corinne pour ces précieux voyages si décoiffants et tellement nourrissants.
Karl

da costa a dit…

Merci Corinne d'avoir si bien parlé de l'Inde que nous aimons...malgré tout...et pour tout...

Et très très bon anniversaire à notre cher Alain..." Ad multos anos "...

Bises à vous deux

Anne

Anonyme a dit…

merci merci Corinne pour cette pensée éclairante
catherine D.

Laurent a dit…

Très inspirant, merci!

Anonyme a dit…

et bon anniversaire Alain
longue vie à vous deux
catherine D

Unknown a dit…

Tu as merveilleusement résumé ce que j'ai ressenti dès mon premier voyage en Inde, chère Corinne, où effectivement j'ai compris qu'il n'y avait pas grand chose à "comprendre" mais que tout était à vivre, en se laissant bousculer ( et les chocs peuvent être puissants), mais aussi émerveiller par tout ce qui venait à ma rencontre....
Et puisque le blog me le rappelle, un très heureux anniversaire à Alain, avec chocolats j'espère...:)
Michèle

Stéphane a dit…

Oui merci pour ce texte Corinne .

j-p gepetto a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
j-p gepetto a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
j-p gepetto a dit…

Merci pour cette de-idealisation de l'inde.
Bon et heureux anniversaire Alain, Je t'Embrasse.
JP Gepetto

Christian a dit…

Déjà souhaité sur Facebook, c'est ici à nouveau que je te souhaite un bon anniversaire, Alain toi que la vie a récemment plus bousculé en Ardèche qu'elle ne l'a jamais fait en Inde. Puisses-tu maintenant en goûter la paix. Je t'embrasse.

philippe a dit…

J'ai ressenti la même chose ce que tu as écris Corinne mais au Vietnam.
Merci de ce partage.
Joyeux anniversaire Alain.

CLO a dit…

Beaux texte Corinne. Rien à comprendre rien à expliquer oui! regarder simplement ,observer .
merci Corinne . Que la journée d'hier ait été bénie pour Alain et que chaque jour soit une fête .

Claire a dit…

Je vous embrasse tous les 2 bien fort