lundi 22 décembre 2008

Gens des nuages

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Ce n'est pas un texte écrit sur le Hoggar et les Touaregs, les Aroussiyine vivent dans le grand Sud marocain, mais il pourrait tellement avoir été écrit à propos d'eux...




Les Aroussiyine du désert sont si différents, si loin de tout ce que nous savons. Malgré nos efforts, malgré tout ce que nous avons lu, entendu, malgré nos inclinations et notre sympathie pour ces gens, le mystère reste, sans doute parce qu’il nous a manqué quelque chose de leur merveilleuse légèreté.
Ces hommes et ces femmes ne sont pas innocents. Ils vivent en contact avec le monde actuel, ils le rencontrent régulièrement à Smara, à Dakhla, à Laayoune, ils en aperçoivent parfois les images sur les écrans de télévision, ils ont goûté à ses nourritures, à ses boissons gazeuses, ils utilisent ses moyens de transport et achètent ses produits industriels. Mais c’est au désert qu’ils reviennent toujours.
L’illustration sans doute la plus frappante de leur faculté d’adaptation est celle de nomades se déplaçant pour rejoindre leurs troupeaux de chameaux en roulant à travers le désert à bord de leurs Land-Rover sur lesquels sont montés des capteurs solaires qui leur fournissent, à l’étape, la lumière électrique sous leurs tentes. Ou encore, Sid Brahim Salem prenant l’avion pour disputer une course de chameaux en Arabie.
Les Gens des nuages ont pris du progrès ce qui leur convenait. Pour le reste, ils ont choisi de continuer à vivre selon leurs traditions, guidés par un sentiment religieux – c’est-à-dire par le respect scrupuleux des règles imposées par le lieu où ils vivent, et par la foi en leur ancêtre, Sidi Ahmed el Aroussi.
Ce qui caractérise la vie des nomades, ce n’est pas la dureté ni le dénuement, mais l’harmonie.
C’est leur connaissance et leur maîtrise de la terre qui les porte, c’est-à-dire l’estimation exacte de leurs propres limites.
Pour nous dont la connaissance est bornée par le conformisme, ce simple savoir est difficilement accessible et compréhensible.
Nous vivons dans un univers rétréci par les conventions sociales, les frontières, l’obsession de la propriété, la faim des jouissances, le refus de la souffrance et de la mort ; un monde où il est impossible de voyager sans cartes, sans papiers, sans argent, un monde où l’on n’échappe pas aux idées reçues ni au pouvoir des images. Eux sont tels que les a rencontrés Sidi Ahmed el Aroussi quand il est arrivé au désert, sans aucun des droits ni aucun des devoirs de la société urbaine. Ils sont les derniers nomades de la Terre, toujours prêts à lever le camp pour aller plus loin, ailleurs, là où tombe la pluie, là où les appelle une nécessité millénaire et impérieuse. Ils sont liés au vent, au ciel, à la sécheresse. Leur temps est plus vrai, plus réel, il se calcule sur le mouvement des astres et les phases de la lune, non suivant des plans établis à l’avance. Leur espace n’a pas de limites, il loge dans leurs yeux, dans leur volonté d’aller au gré de leurs routes. Leur regard a développé une acuité qui leur permet de discerner le moindre changement des pierres ou du sable, et de découvrir de la diversité et de la beauté là où les autres hommes ne ressentiraient que de l’ennui ou de la crainte.
Sans doute n’avons nous compris qu’une part infime de ce que sont les Gens des nuages et n’avons nous rien pu leur donner en échange. Mais d’eux, nous avons reçu un bien précieux, l’exemple d’hommes et de femmes qui vivent – pour combien de temps encore ? – leur liberté jusqu’à la perfection.

Jemia et JMG Le Clézio
Gens des nuages
Folio p 145-148

Merci à Rolande qui m'a offert ce très précieux petit livre.


6 commentaires:

Anonyme a dit…

Très beau texte. Je ne connaissais que de nom M Le Clézio avant qu'il ne recoive le prix Nobel de littérature. J'ai vu un documentaire sur lui et j'aime énormément sa façon de parler et ce qui se dégage de lui. Il a également beaucoup voyagé. Je ne savais pas par quel livre de lui commencer : voilà j'ai trouvé.
Merci beaucoup Rolande et Corinne
Bonne journée
Karl

Patrick a dit…

Je trouve plus difficile de lire attentivement les textes publiés sur le Ipapy depuis qu'il y a des images qui défilent sur la gauche (diaporama).
Cela dit, très beau texte.

gjmtenba a dit…

Et jaune sur fond jaune, pas aisé à lire !
Prochaine étape, à la recherche de l'absolu : noir sur fond noir.

Je connais un peu les romans de Le Clézio depuis 30 ans environ.
Il y a 10 ans il avait envisagé un grand changement de vie, je ne sais pas exactement ce qu'il a réalisé de son projet.

Anonyme a dit…

Oui, ça correspond vraiment à ce que j'ai senti, ce que j'ai perçu des Touaregs: humilité, adaptation, soumission (joyeuse) à l'environment, à la nature, à Dieu.
Albert

gjmtenba a dit…

Restent aussi quelques tribus amazoniennes et les " hommes vrais " d'Australie.

Anonyme a dit…

Ah, Le Clézio! son magnifique Désert, lu et relu, partagé avec des élèves aussi, dans mon ancienne vie...

Ca m'a fait chaud au coeur, ce Nobel-là...

Aujourd'hui, cet extrait me parle de ce sentiment cuisant que j'ai d'être en prison, dans ce carcan des conventions de la vie organisée ici, coupée de l'essentiel contact avec les nécessités naturelles, qui "devraient" être nos guides...

Bon Noël, les marcheurs!