mardi 16 avril 2013

Histoires et géographie

.




J’ai toujours aimé les cartes de géographie et les récits de voyage. Une carte est déjà un élargissement de l’horizon. Un jour gris, un jour à « problème », un jour d’angoisse ou de vague malaise, prenez une carte routière de la France, juste ça. Lisez le nom des villes, des villages et lieux-dits. Attardez-vous sur ceux qui sont près de chez vous, que vous connaissez, où vivent des amis ou de la famille. Allez plus loin, vers des régions inconnues, des zones de montagne peu denses ou au contraire des villes peuplées. Chacun de ces noms, chacun de ces points sur la carte contient un monde, des humains, quelques uns, des milliers, des millions même, humains semblables et différents avec leur grisaille, leurs « problèmes », leur angoisse ou leur malaise. Voilà, si vous faites l’exercice de tout votre cœur, sans le trouver ridicule, vous allez franchir les limites de votre monde étroit, de la préoccupation du moment, parce que vous allez la remettre dans un ensemble plus vaste. Concrètement, votre préoccupation égo centrée ne prend plus toute la place, elle ne bouche pas le paysage, elle n’a plus cette prétention d’absolu mais une proportion relative dans le monde des humains, sur la terre, la terre qui est un astre…etc.



Dunhuang

Et l’exercice peut continuer avec la carte en ajoutant les récits de voyages. Mais pour cela, il est préférable d’être allé vraiment, au moins une fois, hors de vos frontières. Et plus vous serez allé dans un pays différent du vôtre, plus l’expérience sera profonde. Parce qu’on a beaucoup de mal à imaginer combien l’autre peut être différent. Bien sûr nous avons tous l’expérience de la différence de l’autre, vivre en couple, en famille ou en groupe nous instruit très vite en la matière. L’autre ne répond pas forcément à mes attentes. Mais l’autre du bout du monde avec qui je ne suis pas en relation me permet de voir cette différence d’une manière moins émotionnelle, comme un fait, une évidence, qui ne m’atteint pas dans une relation mais me montre que mes points de vue, intérêts, préoccupations, certitudes, principes, indignations, idéaux …etc, ne sont que …les miens, ceux de mon monde. L’autre du bout du monde me montre à quel point je ne suis pas « spécial,(e) » à quel point ce que je crois être, « moi », est un modèle, un type humain déterminé par une origine géographique, ethnique, sociale, une époque, un environnement au sens large. Notre prétention à l’originalité est très vite démasquée par la confrontation à une culture différente. Et si nous avons quelques tendances à nous croire non seulement très spécial mais aussi très malheureux, avec des « problèmes » épouvantables, il se peut que nous soyons ébranlés dans notre croyance : quelques jours passés dans certains endroits du monde – et il n’y a pas à aller très loin – diminuent fortement nos chances de gagner le concours de la pire situation.

Et puis, et puis, il y a la poésie des cartes, des noms étranges, miroirs de la différence fascinante des langues, des coutumes, des paysages, des visages. J’ai un amour particulier et depuis très longtemps pour la route de la soie. Les routes de la soie plutôt car les itinéraires de cet axe de circulation, d’échanges, de conflits, de rencontres qui a fonctionné du II ème siècle avant notre ère au XV ème siècle après notre ère, ces itinéraires sont nombreux changeant au grès des modifications climatiques, des guerres, des invasions, des taxes, des ouvertures ou fermetures de frontières. La soie fluide dont Sénèque disait qu’elle faisait « qu’un mari ne connaît pas mieux qu’un étranger le corps de son épouse ». La soie que les chinois proposent en monnaie d’échange pour acquérir des chevaux que Zhang Qian qualifie de « célestes » tant il a été émerveillé par leur puissance et leur rapidité. Le long de ces routes de la soie vont s’échanger le lin et le coton, l’or et l’argent, les pierres précieuses, les fourrures,les tapis mais aussi les inventions et les techniques, le papier et la boussole, la porcelaine, la manivelle et la brouette, les croyances et les religions, bouddhisme, zoroastrisme, nestorianisme, islam, et les peuples vont se battre et se mélanger.


Les Monts Kunlun

Ces routes de la soie sont une suite de noms sonores et mystérieux. Ceux qui évoquent les épreuves que les hommes devaient affronter, barrières montagneuses des Monts Tien Shan, des Monts Kunlun ou du Karakorum ; déserts qui ont vu disparaître des caravanes entières, désert de Gobi aux amplitudes thermiques vertigineuses, désert du Taklamakan, « le lieu des ruines » en langue ouïgour, situé dans la région chinoise du Xinqiang – le désert dont on ne revient pas et que l’on ne peut que contourner par le nord ou le sud - en Ouzbékistan le désert de Kyzylkoum aux sables rouges, le Dasht-E-Kavir brûlé de sel et le Dasht-E-Lut « désert du vide » du plateau iranien ; fleuves immenses, le Yarlung Tsangpo, le nom du Brahmapoutre lorsqu’il coule sur les hauts plateaux minéraux du Tibet, l’Indus, l’Amou Darya, l’ancien fleuve Oxus dont les eaux fougueuses dévalent des barrières rocheuses de l’Hindou Kouch et du Pamir, servent de frontière entre l’Afghanistan et le Tadjikistan et vont avec celles du Syr Daria s’assécher dans la mer d’Aral.


La route le long du Taklamakan

Il y a aussi les noms des grands hommes, les conquérants, Alexandre le Grand, Genghis Khan le mongol et son petit fils Kubilaï Khan, Tamerlan, fondateur de la dynastie des timourides, il y a les marchands, Zhang Qian le chinois qui découvrit émerveillé les peuples de l’Ouest et Marco Polo le vénitien qui découvrit tout aussi émerveillé les peuples de l’Est.


La mosquée de Mazar-I-Sharif

Et puis il y a les noms des villes, celle du départ, Xian et son armée grise immobile, l’oasis improbable de Dunhuang, les villes connues pour leurs bazars grouillants et colorés Urumqi, Kachghar, Khotan Cherchen, Istanbul, et celles qui évoquent des mosquées bleues et vertes aux dômes étincelants dans la lumière du couchant, Istanbul, encore, Bagdad, Samarkand, Tashkent, Boukhara, Hérat, Mazar-I-Sharif.
Il y a enfin les noms qui évoquent les peuples. Les anciens, ceux qui ont disparu, les wei du nord est de la Chine, les sogdiens nomades de langue persane qui vivaient au premier millénaire avant notre ère sur le territoire de l’Ouzbékistan, les bactriens, les parthes, les grecs, les romains… Et ceux qui façonnés par les invasions ont traversé le temps : les chinois, mongols, tibétains, ouïghours, kazakhs, kirghizes, tadjiks, afghans, ouzbeks, turkmènes, irakiens, iraniens, kurdes, turcs…


Dans le bazar d'Urumqi

À la fin de cette évocation, noyé dans l’immensité, la diversité de l’espace et la profondeur du temps où est notre petit moi ? Il y a des chances pour qu’il soit à sa place, quelque part dans la fresque des histoires et de la géographie. Il y a des chances aussi pour que nous comprenions que le Un n’est pas à chercher dans la surface sans cesse changeante et incertaine de notre humanité dont nous savons si peu de choses mais bien plus dans la profondeur de notre divinité dont nous ne savons rien.


.

8 commentaires:

Christian a dit…

Et à l'un des bouts de la route de la soie, il y a le JAPON !
Une émission de la télévision nationale NHK, intitulée "Silk road" diffusée dans les années 75 avec une musique de Kitaro a connu un énorme succès et amorcé le rapprochement populaire des voisins chinois et japonais. Elle a été revisitée il y a 3 ou 4 ans. Et ça se fait aussi en moto !

Stéphane a dit…

Whouaou ! J'ai l'impression d'être sur les ailes d'un oiseau.

christiane a dit…

Magnifique voyage en quelques photos
et ce texte inspiré ! Qui en est l'auteur ?

Mabes a dit…

Magnifique texte Corinne merci, peux-tu agrandir la police, stp ? Connais-tu ce double CD qui rassemble les musiques de la route de la soie édité par accords croisés ?

ipapy a dit…

Merci Corinne pour ce texte magnifique.
Nous sommes pour deux semaines loin de notre base Ardéchoise et sans notre ordinateur : ((

Anonyme a dit…

A l'attention de Mabes...

Il est possible (le plus souvent) de grossir la police de caractère (et le reste) en faisant :

CTRL et + (simultanément) ;

CTRL et - réduira sa dimension ;

CTRL et 0 (zéro) remettra la page à sa dimension d'origine.

Bonne lecture :-)

Bruno

Stéphane a dit…

c'est marrant car ton texte arrive alors même que j'affiche les cartes pour situer le voyage.

gjmtenba a dit…

Comment pouvez-vous vivre sans ordinateur ?

C'est un beau texte.

J'ai eu la chance de travailler avec des personnes très différentes, avec quelque part, comme on dit, une obligation de résultat; c'est un peu différent que de se cultiver ou de faire du tourisme.

La question intéressante : pourquoi est-ce que je m'intéresse spécialement à tel pays, à telle nation ou culture ?
Pourquoi ai-je pleuré à 16 ans quand les chars russes ont envahi Budapest, où je ne suis jamais allé ?

Pour la route de la soie, je suis abonné à une revue qui informe régulièrement sur les relations Orient -Occident : Saudi-Aramco World. Gratuit.