mardi 11 septembre 2007

Deux soeurs...

Nous publions rarement des textes aussi longs, mais celui-ci qui est un article du Monde signalé par notre ami Jacques, nous a paru particulièrement riche et intéressant. Jugez par vous-même...

Un choc. Non, beaucoup plus qu'un choc. Une déflagration. Un coup de foudre. "Oui, dit-elle, cette nouvelle concernant Mère Teresa m'a fait l'effet d'un coup de foudre ! Je n'en reviens toujours pas ! Cinquante ans, tu te rends compte ? Cinquante ans de doutes et d'obscurité ! C'est tout simplement incroyable !" La petite soeur hoche la tête en silence, le regard planté bien droit dans celui de son interlocutrice. La lumière entrant par la porte-fenêtre de la chambrette creuse la multitude de rides et de sillons de son visage pâle ; un fin tuyau transparent relié à ses narines lui fournit une assistance respiratoire, et la silhouette tassée dans un fauteuil roulant apparaît désormais bien fragile. Mais l'oeil est vif et la voix, toujours un peu haut perchée, ardente et énergique.

Soeur Emmanuelle, 99 ans le 16 novembre prochain (dont soixante-seize de vie religieuse) va aussi bien que possible. Et vibre. Admire. Enrage. Bouillonne.
Prie. Passionnée par la vie, la marche du monde et le coeur des hommes. Et attendant la mort, "merveilleux rendez-vous" avec le Dieu qu'elle aime. Confiante. Infiniment confiante. Le chapelet à la main. L'information concernant "la longue nuit de la foi" vécue par Mère Teresa lui est parvenue par La Croix, auquel elle est abonnée et qu'elle épluche tous les jours, dans la maison de retraite qui l'accueille désormais, sur les hauteurs de l'arrière-pays varois.
Comme Le Monde et comme l'ensemble des quotidiens de la planète, ce journal évoquait le 27 août la publication, prévue le 5 septembre, pour le 10e anniversaire de la mort de la religieuse de Calcutta, d'un livre présentant soixante-six années de sa correspondance privée avec ses confesseurs et supérieurs sous le titre : « Mère Teresa, viens, sois ma lumière » (Double Day). Des lettres réunies par le Père Brian Kolodiejchuk, missionnaire de la congrégation fondée par la soeur d'origine albanaise, dans lesquelles elle évoque les profonds tourments mystiques dont elle a souffert pendant la plus grande partie de sa vie. Des doutes, une angoisse, un désespoir liés à un questionnement terrible : "Où est ma foi ? Tout au fond de moi, il n'y a rien d'autre que le vide et l'obscurité. Mon Dieu, que cette souffrance inconnue est douloureuse !".
Soeur Emmanuelle est bouleversée par cette confession. "Des documents réunis pour la cause de sa béatification avaient déjà révélé des doutes déchirants et son sentiment d'être abandonnée par Dieu, se souvient-elle. Mais comment imaginer que le tunnel ait duré cinquante ans ? Comment imaginer la souffrance, les ténèbres, la solitude, la torture, toutes ces années durant ? Il n'y a rien de pire, pour une religieuse, que de prier dans le vide, car toute sa vie est suspendue à cette relation à Dieu. Je sais ce que c'est. C'est terrible ! Moi, j'ai tenu deux ans. Mais cinquante..."Elle a douté, donc. Elle aussi. Elle a cherché, vacillé, tâtonné. Prié sans être sûre que quelqu'un écoutait. Supplié Dieu pour qu'il lui fasse un signe. Cherché des preuves, enchaîné les lectures... Issue d'une famille catholique de Bruxelles, entourée de gens "qui allaient naturellement à la messe" et débarquée à 23 ans à Istanbul comme petite soeur de Notre Dame de Sion juste après son noviciat et sans avoir fait de longues études, elle n'avait guère eu l'occasion d'être confrontée à d'autres pensées et religions. Or, voilà qu'au bout de trois ans, elle suivit des études de philosophie à l'université d'Istanbul, où elle fréquenta des professeurs juifs et musulmans de très haut niveau. Ce fut le choc."Des gens de qualité défendaient donc une autre foi ? Mais où était la vérité ?
Quels éléments penchaient en faveur du catholicisme ? « Je me suis lancée avec frénésie dans l'étude de Mahomet, de Bouddha, du Talmud. Il n'y avait pas plus de preuves de l'existence de Dieu que dans la Bible. Mais mes prières m'ont soudain donné l'impression de résonner dans le vide. Moi qui m'étais consacrée corps et âme au Christ, sûre qu'il était la lumière, je doutais atrocement. Vers qui me tourner ?" Elle a plongé chez les philosophes pour y trouver un sens à la vie. Confucius, Camus, Sartre, les autres... "L'absurdité pour l'absurdité, ça ne valait pas la peine !" Elle a interrogé les grands théologiens. Ce fut rapidement l'impasse. "Je continuais à prier : tu ne m'aides pas, Seigneur ! Aie pitié de moi ! J'étais déchirée entre mon coeur, toujours attaché à la foi, et mon esprit qui en réclamait des preuves."Ce n'est qu'en étudiant plus tard Pascal qu'elle trouva un certain soulagement. "Dieu n'est pas le dieu des philosophes et des savants, disait-il ! Dieu n'est pas sensible à la raison raisonnante et les preuves de son existence n'existent pas ! Que j'étais donc orgueilleuse de vouloir tout comprendre ! La foi est affaire de coeur, la foi vient des tripes."
L'apaisement vint des années plus tard, dans la cabane du bidonville du Caire où elle avait choisi de vivre, pauvre parmi les pauvres, à 60 ans passés. C'était un soir d'hiver et la soeur, dans un lit défoncé, tentait de se réchauffer quand une mélopée s'est élevée de chez Fawzia, sa voisine. La soeur s'est levée discrètement et la scène qu'elle a découvert alors l'a marquée à jamais. Près d'un feu qu'elle venait d'allumer, la jeune femme chantait les phrases de l'Evangile que lui lisait son mari, leur petit garçon faisant ses devoirs par terre. "Le visage de Fawzia était transfiguré. Il y avait en elle une plénitude, la certitude que le Christ était là, près d'elle, et qu'il l'aiderait à élever ses enfants. Je suis rentrée fascinée. Et j'ai pensé à Pascal : le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob se révèle à cette pauvre femme qui chante sereinement ; il ne se démontre pas par un raisonnement intellectuel. Et j'ai pensé à la parole du Christ : "Si vous n'avez pas un coeur d'enfant, vous n'entrerez pas dans le royaume." Cela m'a fait un bien fou. Et je n'ai plus douté. En tout cas, jamais durablement."
Il y a pourtant eu des drames et événements qui l'ont fait chanceler. D'atroces images de bébés morts du tétanos dans le bidonville du Caire parce qu'on leur avait coupé le cordon ombilical avec un couvercle de boîte de con
serve rouillée. Des témoignages d'injustices et de tragédies dont son courrier regorge. L'assassinat par un tueur à gages, au Liban, d'une petite Leila aux yeux noirs dont elle venait de s'occuper. "J'étais révoltée. Seigneur, où étais-tu cette nuit-là ?" Et puis le tsunami de décembre 2004. "Là encore, je me suis tournée vers Lui : "Seigneur, tu as fait ça ? Mais pourquoi ? Pourquoi ?" J'étais abasourdie. J'ai longuement réfléchi. Et je me suis dit qu'au fond, en une minute, des dizaines de milliers d'hommes sont entrés dans une éternité de joie, d'amour et d'harmonie. Nous sommes des taupes qui ne voyons que le court terme sur terre. Dieu, lui, voit l'éternité."
Soeur Emmanuelle n'a jamais partagé ses doutes avec quiconque. Même avec ses soeurs. "Ça ne les regardait pas ! C'était la partie la plus secrète, la plus profonde, la plus intime de moi-même. Personne n'en a jamais rien su." Mère Teresa n'a pas parlé davantage. Et avant sa mort, jamais Soeur Emmanuelle, qui l'avait rencontrée au Caire dans les années 1970, quand la mère était venue installer les Filles de la charité en plein bidonville, n'avait eu le soupçon de ses tourments si déchirants.Elles avaient alors toutes deux passé la soixantaine, étaient en pleine activité, et s'étaient parlé - en anglais - simplement, fraternellement, "comme si nous nous connaissions depuis toujours". Mais Soeur Emmanuelle était frappée par son rayonnement, la force d'amour qu'elle semblait puiser " dans le Christ", son attachement à la prière. "Ses soeurs, harcelées de travail, lui ont dit un jour : "Nous n'y arrivons plus ma mère, il faudrait diminuer notre temps quotidien de prière." Elle avait répondu : "Nous l'augmenterons ! Cela vous donnera plus de calme et vous ferez finalement plus de travail." C'est ce qui s'est passé. Tu vois la rigueur ? L'honnêteté ? Alors que sa propre prière était tellement aride, elle incitait à se confier encore davantage à Dieu, s'accrochait, s'agrippait, tenait bon ! Cinquante ans ! Magnifique !

"Mais ce sourire, Soeur Emmanuelle ! Cet éternel sourire de Mère Teresa que vous-même aviez trouvé si apaisant et dont nous apprenons aujourd'hui qu'il n'était autre qu'un "masque" ? "Elle le faisait par amour. Elle le donnait ! Elle savait qu'il était la plus grande consolation pour ceux qui allaient mourir. Impossible, vu ce sourire et cette sérénité apparente, d'imaginer ses tumultes intérieurs. Et cette souffrance, souvent donnée comme une épreuve aux grands mystiques et fondateurs de congrégations, la rapprochait de Dieu. Ah comme c'est beau !"Elle joint ses mains et sourit avec dévotion et tendresse. Pour elle, cela ne fait aucun doute, les lettres de Mère Teresa, aussi déstabilisantes soient-elles, devaient être publiées. Et peut-être en dépit des souhaits de la religieuse, Prix Nobel de la paix 1979, qui souhaitait qu'on les détruise à sa mort. "Je suis pour la vérité, dit Soeur Emmanuelle. Et la complexité de Mère Teresa, dont témoignent ces lettres, la rapproche de gens actuellement dans le doute et dépourvus d'espoir. Cela montre la force de la volonté, du courage, de la persévérance. Cela donne aussi une valeur à la souffrance. Mère Teresa s'humanise. Ses doutes la grandissent !"Un silence. Un sourire. Un regard sur le chapelet qu'elle tient continuellement entre ses mains. Et puis ce mot : "Une héroïne..."

Article d'Annick Cojean paru dans le journal Le Monde du 6 septembre 07


8 commentaires:

Acouphene a dit…

J'ai vu le long texte et puis j'ai finalement tout lu. Le partage d'une expérience humaine. Le don à travers le doute. Vraiment touchant !

Acouphene a dit…

« La Foi, c'est vingt-quatre heures de doute, moins une seconde d'espérance » disait Bernanos.

Stéphane a dit…

Je trouve que ça remet les choses à leur place.
Et paradoxalement c'est encourageant.

Anonyme a dit…

"Cela donne aussi une valeur à la souffrance", je reprends cette phrase, car j'ai passé le W-E à écouter Mr Lee à Paris.
Suite à une question, il a précisé que le "chemin" n'avait pas besoin de sacrifices, de déchirements, de renoncement envers l'argent, la nourriture, la sexualité, les projets professionnels,le plaisir, etc.
Cependant, ce chemin exige de tester et vérifier par soi-même le bien-fondé des exercices proposés par le guide, car là nous les vivrons consciemment en disant un vrai oui. Si la souffrance apparaît, c'est la vérité du moment, cela ne veut pas dire pour autant qu'elle soit nécessaire pour augmenter les plages où nous sommes rééllement conscient d'être.
Chacun(e) est unique et passe par des expériences différentes...
J-P pashéros-petto

akidbelle a dit…

Merci Corinne,
j'ai ete tres touché de lire comment cette Dame a émergé des tortures philisophiques, "hautes" expressions du mental, pour s'apercevoir que ce qu'elle cherchait était là depuis toujours. Je ne crois pas un seul instant que "ce sourire" fut un "masque".

Amitiés
Jacques

Anonyme a dit…

Voilà qui illustre les limites de la dualité de nos religions et autres formes de pensées. S'en remettre à un dogme, une explication du pourquoi et du comment de la vie c'est se priver du repos et de la joie qu'l y a à s'incliner devant "le Grand je ne sais pas" comme dit Daniel. Ce grand mystère du" Il y a " à la place de "Il n'y a pas".Pas de réponse, Niestche s'y est cassé les dents et le big bang n'explique rien.
Pourtant les preuves du mystère crient partout, tout le temps, ici et maintenant. Notre chance, notre bénédiction c'est qu'il est possible de goûter cette source sans nom, non née...mais pour cela...vous connaissez la suite mieux que moi.

Jean-marc

Anonyme a dit…

Incroyable!
J'avais lu un article ds le Ouest France il y a 10 j.Sur les écrits de Mère Térésa et ses doutes,sa nuit.
J'ai ététrès étonné.
Comme ,il ne faut tjrs se fier aux appenrences.

Anonyme a dit…

Je suis bouleversé en lisant cet article. je repense à la légende qu'Arnaud proposait de donner à la photo d'un moine zen en pleine méditation: "tempête dans un crane".

Le but n'est-il pas, comme disait Yvan Amar, j'ai envie de dire "le Grand Yvan Amar", de passer d'une incompréhension triste à une incompréhension joyeuse...