samedi 11 février 2012

Le ciel sera mon toit

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Lu dans l'avion... C'est un livre paru en 2006, les notes de voyages d'Éric Valli au Népal. Beaucoup de profondeur, une belle écriture. Vraiment un livre passionnant.




Dans l'extrait suivant, il est au Dolpo , cette région aride du nord du Népal, à la frontière du plateau tibétain.


"Nous sommes seuls, assis au sommet d'une crête. Fatigués, transis de froid, affamés, assoiffés, nous contemplons le cataclysme minéral, mélange inextricable de rocs ocre, de falaises, de gorges et de pics poussés vers le haut jusqu'à écorcher le ciel bleu sombre de l'Himalaya. Tout en bas, dans les profondeurs d'un canyon, une minuscule tache vert tendre : les champs d'orge d'un village. De cet unique signe de présence humaine niché dans un recoin, comme à l'abri de l'immensité qui l'entoure, pulse une fois de plus la question qui me tourmente.


- Comment des hommes sains d'esprit ont-ils pu, un jour, décider de vivre ici?

Labrang Tundup finit de mastiquer la galette de sarrasin que nous partageons et, le regard perdu sur le paysage, me renvoie ma question sous une forme légèrement différente :

- Ne te demande pas comment, ni pourquoi. Demande-toi qui a bien pu, un jour, vouloir s'installer ici.

Le coup de vent rageur et glacial qui soulève brutalement la poussière balaie toutes les réponses que je pourrais imaginer. Comment, pourquoi, qui, je n'arrive pas à comprendre. Labrang laisse passer un moment puis reprend :

- Seuls des ermites pouvaient être attirés par un endroit pareil. Le Dolpo fut choisi précisément parce qu'il était sauvage, désolé, inhabité. C'est un lieu propice à la méditation. Protégé par de hautes montagnes, des forêts profondes, à l'écart de la folie et du brouhaha des hommes, c'est un sba-yül, un des pays cachés de la légende, un refuge où sont gardées les traditions, où l'on vient s'abriter en cas de danger. En fait, me précise-t-il, dolpo signifie « mine, source de richesse, source de savoir et de foi ».

L'Himalaya m'a révélé le plus intime de ses secrets : ce sba-yül resté inconnu des Occidentaux jusqu'au milieu des années 50. Ses villages, bien au-dessus de la limite de la végétation, sont les plus hauts du globe. Les premières traces de présence humaine remontent à deux mille ans.

Labrang évoque ces grottes, ces abris qui ponctuent les montagnes et dans lesquels vécurent les premiers ascètes. Plus tard, nous les explorerons systématiquement. A la descente, il me parle de ces hommes qui, toujours dérangés dans les grands monastères du Tibet pleins d'agitation, de distractions, partirent en quête d'un endroit inaccessible, où ils pourraient méditer et pratiquer leur foi loin du bourdonnement incessant.

- Aujourd'hui, les lamas ne lévitent plus que grâce à l'hélicoptère. Une grotte, un monastère dans les montagnes, ils n'en veulent plus. Ils veulent vivre dans les villes, avec une cour autour d'eux. Ils mangent plus qu'il ne faut et sont obèses. Mais avant....

Il me parle du combat de ces hommes contre les forces du Dolpo, combat fantastique de Drutop Sanguié Yéshi contre les démons de la montagne de cristal. Il me parle de leurs pouvoirs magiques, de leur sagesse. Leur renommée grandit, le nombre de leurs disciples augmenta. Autour des premiers ermitages, quelques cellules furent construites, puis quelques maisons, un monastère. Un hameau naquit, quelques champs, un village. Venus pour apprendre, les premiers fidèles donnèrent vie à ces montagnes, bien assez vastes pour que ne soit pas troublé le recueillement des saints hommes dont ils cherchaient la présence. Dans les dernières lueurs du jour, nous imaginons le reste : cette terre aride ne parvint bientôt plus à subvenir aux besoins d'une population grandissante. Ces Tibétains, qui ont toujours été de grands voyageurs, comprirent la position stratégique du Dolpo, situé entre les grands lacs salés du Tibet, au nord, et les vallées fertiles du piémont himalayen , au sud. Grâce aux yaks, le troc, vital, du sel des grands lacs et du grain des vallées commença. Le commerce transhimalayen naquit. Le Dolpo s'enrichit. De grands monastères furent construits. De grands lamas, des artistes réputés s'installèrent. Pour protéger cette nouvelle richesse, on érigea des remparts, des forteresses et des tours de guet, comme à Tinkiu ou à Shimène.

Soudain, le commerce, les villages, l'acharnement des hommes à cultiver ces terres, à vivre ici malgré le froid, la solitude, la pauvreté, tout s'expliquait : la vie avait pris racine dans le désir d'ascèse, l'abstinence des tout premiers anachorètes."

p116 à 118



3 commentaires:

yannick a dit…

Oui un livre passionnant écrit par un homme passionné au parcours atypique. Il vient d'en sortir un dernier.

Dimitri a dit…

Au milieu de deserts de pierres de cette région se trouvent des oasis dans lesquels rien n'est superflux , tout est conçu pour la vie - Chaque plante mise en terre reçoit une attention particulière et les canaux d'irrigation suivants les "rues" des villages pour se ramifier dans quelques champs ténus sont beau de complexités et d'ingéniosités -
La vie prenant soin d'elle même est une vie belle -

Corinne a dit…

Merci, Yannick, je viens de me commander le dernier livre.