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Voici la préface du livre de Salgado, Genesis.
Elle nous présente le parcours pas seulement d'un photographe
mais d'un être humain exceptionnel.
Je me suis permise de l'illustrer de quelques photos...
A la fin des années
1990, j'ai achevé une longue série de reportages sur les mouvements
démographiques sans précédent qui marquaient la planète,
notamment les migrations massives de ruraux vers les grandes villes
de certains continents. Ce projet m'avait amené à suivre des
réfugiés démunis de tout, fuyant les conflits armés et les
désastres naturels, ou à accompagner de jeunes hommes prêts à
tout risquer pour trouver une vie meilleure dans quelque pays
lointain. J'ai été le témoin de beaucoup de souffrances et de
beaucoup de courage, mais j'ai surtout vu une violence et une
brutalité d'un niveau que je n'avais jamais imaginé. Au terme de ce
projet, j'avais perdu tout espoir dans le futur de l'humanité.
Un événement positif
était néanmoins survenu au cours de cette même période. Mon père
n'avait demandé, à moi et à mon épouse, Lélia Deluiz Wanick, de
reprendre la ferme familiale du Vale do Rio Doce dans l'état du
Minas Derais au Brésil. Nous avions accepté ce défi, non sans
réserves. J'avais grandi là-bas avec mes sept sœurs, au milieu
d'une végétation tropicale regorgeant d'oiseaux et d'animaux
sauvages, parcourues de rivières poissonneuses, au cœur d'un
paysage dont les vallonnements laissaient imaginer qu'un autre monde
pouvait exister au-delà. Mais ce paradis avait disparu. Au milieu
des années 1990, ici comme dans de nombreuses exploitations
agricoles de la région, la déforestation et l'érosion avaient
rendu les terres exsangues.
C'est alors que Lélia,
la partenaire de toutes les aventures de ma vie, eut l'idée
audacieuse de recréer une forêt avec les espèces endémiques qui y
prospéraient jadis. Nous n'espérions rien de moins que de faire
renaître le petit écosystème de mon enfance. Nous avons planté
plus de trois cent variétés d'arbres et, tandis que leur lente
pousse s'accompagnait d'un tapis de verdure, nous avons observé le
retour des oiseaux, des fleurs, des papillons et des insectes
tropicaux. Grâce à cette reforestation, les fortes pluies
saisonnières n'entraînaient plus d'inondations dévastatrices mais
étaient de nouveau absorbées par le sol ; avec le temps, les
rivières et les ruisseaux coulèrent de nouveau toute l'année et à
notre grand ravissement les poissons , et même les alligators,
reparurent.
Emerveillés devant la
capacité de la nature à se restaurer d'elle-même, nous sommes
devenus de plus en plus anxieux devant le destin de la planète. Nous
avons compris l'absurdité de cette idée qui veut que la nature et
l'humain soient en quelque sorte séparés et avons réalisé que la
rupture de nos liens avec la nature représentait une authentique
menace pour l'humanité. Avec l'urbanisation rapide de ces cent
dernières années, l'homme a perdu contact avec la vie sauvage, les
animaux et les plantes qui représentent l'essence même de la vie
sur Terre. Nous savons peut-être comment dominer la nature, mais
nous oublions trop souvent que notre survie dépend d'elle.
Ces réflexions sont
devenues le point de départ d'une nouvelle aventure photographique à
long terme, axée sur la nature. Initialement, nous l'avons conçue
comme un projet voulant dénoncer la façon dont nous abusons de
notre planète. Nous voulions montrer comment la pollution de notre
air, de notre eau et de nos sols est devenue le prix à payer pour
notre développement, comment le réchauffement global entraîne des
changements climatiques aux conséquences alarmantes, comment
l'agriculture industrialisée, l'élevage de bétail à grande
échelle et l'exploitation forestière, détruisent les forêts
humides.
Après avoir vu
réapparaître la vie sur cette terre, jadis la propriété
familiale, devenue depuis un parc national, nous avons changé
d'optique. Notre espoir ranimé par le spectacle de ces centaines de
milliers d'arbres nouveaux, par la vie qu'ils avaient ressuscitée,
nous avons décidé de partir explorer la beauté de notre planète.
Au cours des huit années suivantes, j'ai accompli trente-deux
voyages dans tous les coins du monde, souvent accompagné de Lélia,
parfois de notre fils Juliano, et la plupart du temps de mon
inestimable collègue, Jacques Barthélemy. Notre mission était de
faire connaître les paysages terrestres et marins, les animaux et
quelques très anciennes communautés humaines qui ont encore pu
échapper au contact souvent destructeur avec l'homme moderne.
Nous avons intitulé ce
projet Genesis, car nous
avons imaginé remonter le temps jusqu'aux éruptions volcaniques et
aux séismes qui façonnèrent notre Terre, jusqu'à l'air, l'eau et
le feu à l'origine de la vie, jusqu'aux plus anciennes espèces
animales résistant encore à la domestication et
aux quelques tribus perdues dont le mode de vie en grande partie
inchangé représente les premiers modes subsistants d'organisation
humaine. Je voulais étudier la manière dont l'humanité et la
nature avaient longtemps coexisté dans ce que nous appelons
aujourd'hui un équilibre écologique.
Ce
travail est donc le témoignage de ce long voyage ; il est une
ode en images à la majesté et à la fragilité de la Terre, mais il
souhaite aussi mettre en garde sur tout ce que nous risquons de
perdre.
Mon
approche ne fut pas celle d'un journaliste, ni celle d'un
scientifique ou d'un anthropologue. Dans Genesis, j'ai
suivi le rêve romantique de vouloir retrouver – et partager – un
monde primitif trop souvent invisible et hors d'atteinte. Mon but
n'était pas d'aller là où l'homme n'avait jamais pénétré, même
si la nature encore sauvage se trouve généralement dans des lieux
assez inaccessibles, mais je voulais simplement montrer la nature
dans sa splendeur partout où je pouvais la trouver. Je l'ai
découverte dans des espaces infinis d'une diversité biologique
immense qui, il faut le savoir, recouvre pratiquement la moitié de
la surface de la Terre, dans des déserts en grande partie
inexplorés, dans d'immenses forêts tropicales ou tempérées, et
dans des chaînes de montagne d'une beauté impressionnante.
Découvrir ce monde encore intact a été l'une des expériences les
plus enrichissantes de ma vie.
Mes
premiers projets comme La main de l'homme ou
Exodes témoignaient
des épreuves et des tribulations de l'humanité. Celui-ci est mon
hommage à la grandeur de la nature. J'ai voyagé à pied, en bateau,
en ballon ou en petit avion pour photographier les volcans, les
icebergs, les déserts ou les forêts, et j'ai vu un monde inchangé
depuis des millénaires. En allant à la rencontre des animaux
sauvages – depuis les manchots, lions de mer et baleines de
l'Antarctique
et de l'Atlantique Sud jusqu'aux lions, gnous et éléphants
d'Afrique - , j'ai eu le privilège d'être le témoin du cycle
perpétuel de la vie.
Ma
recherche de communautés humaines anciennes s'est révélée plus
complexe. Il existe encore des tribus »non contactées »
dans les forêts d'Amazonie et de Nouvelle-Guinée, mais parmi les
peuples les plus isolés auxquels j'ai pu rendre visite, seuls les
indiens Zo'é de l'Amazonie et Stone Korowai de Papouasie occidentale
ont à peine été touchés par le monde extérieur. Nombre d'autres
communautés défendent leur identité en
conservant les formes séculaires de leurs maisons de bois, leurs
langues, leurs rituels religieux, leurs méthodes de chasse et leurs
pratiques alimentaires, mais elles ne vivent plus dans l'isolement
total. Le passage de missionnaires et même de groupes d'écotouristes
ont rapproché les frontières de la société de consommation.
Mon
objectif était de tracer le portrait de ces gens en rendant compte
le plus possible de leur modes de vies ancestraux. Certains portent
des vêtement d'occasion distribués par des communautés
religieuses, mais je voulais montrer les tenues cérémonielles et
les coutumes tribales dont ils sont les plus fiers, celles qui dans
quelques décennies, ne subsisteront plus que sur des photographies.
Tôt ou tard, la vie moderne les atteindra, ou ils viendront à elle.
Je voulais capter ce monde qui s'efface, cette part de notre humanité
sur le point de disparaître qui vît encore en harmonie avec la
nature.
Les
sujets de nos recherches – paysages, animaux et individus - se
sont souvent chevauchés. En concevant ce livre, nous avons opté
pour cinq grands chapitres, chacun représentant une vaste région
qui peut réunir plusieurs écosystèmes majeurs. Le résultat est
une mosaïque, cette mosaïque qu'est la nature même et à qui
Genesis rend hommage.
Sebastiao
Salgado
Paris,
2013
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