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C'est la
question que je me pose chaque fois que je pars en Inde.
Pour quoi
cet immense détour, ce chemin dans le ciel et par les routes, ce
temps passé à préparer le voyage, ces démarches de fourmi,
l'attente, la tension vers un but lointain, là-bas de l'autre côté
du monde, dans ce temps incertain du futur ?
Pour
quoi tendre de nouveau cet élastique invisible qui suspends au jour
du départ, tire les pensées vers un autre lieu, un autre temps que
celui où je suis ?
Pour quoi
sortir du douillet cocon de la maison et d'une existence où les gens
, les lieux, la langue, la culture, tout, est connu, presque sans
surprises ?
Quelle
est cette force qui pousse apparemment vers l'avenir mais avec un
goût si prononcé de retour qu'elle désigne à l'évidence autre
chose qu'une dimension d'espace et de temps ?
Quel
parfum spirituel, quelle promesse y a-t-il dans l'air pollué de
Delhi, dans la poussière et l'odeur âcre des rues de Tiru, dans le
chaos sonore de la circulation indienne ?
Une
partie de la réponse est dans le chaos justement. Ce chaos qui
saute aux yeux, à la gorge et au nez. L'Inde est un des pays au
monde où la spiritualité est une dimension présente, visible,
naturelle , c'est aussi un des pays les plus chaotique. L'ombre, ce
qui partout chez nous est caché, se donne à voir à tous les coins
de rue : misère étalée sur le trottoir, mort offerte au regard,
corruption perceptible dans les tractations de tous ordres. Des gens
dorment, mangent, se lavent, vivent sur les trottoirs défoncés des
villes, les ordures s'entassent jusqu'au pied des grottes sacrées
d'Arunachala, les cadavres flottent sur le Gange ou sont à peine
recouverts d'une bâche en attendant une incinération dont l'odeur
s'accrochent aux narines en même temps que celle des égouts à
ciel ouvert, mêlée au parfum sublime de l'encens, du jasmin et du
frangipanier.
Ici tout
interroge, dérange, irrite, emballe. Et sur un chemin spirituel
pareille déstabilisation est précieuse. Les questions sur le sens
de l'existence, les injustices, la mort...aucune ne peut être
évitées. Le constat est dramatique ou libérateur, c'est selon :
nous ne savons rien !
L'Inde
nous permet de faire le point sur notre réactivité. Si chez nous,
nous pouvons aménager notre quotidien de façon à ne pas être trop
agressé par la réalité extérieure ou du moins connaître à
l'avance les personnes et les moments qui vont aller nous chercher
dans nos retranchements, ici il est plus difficile de contrôler.
Certaines personnes sont réactives tout de suite, pour d'autres il
faudra attendre la fin de la lune de miel : passées trois
semaines de découverte éblouie du pays de Ma Ananda Mayi et de Papa
Ramdas, des couleurs et des sourires, l'Inde se révèle un pays
difficile. Ainsi, Jetsunma Tenzin Palmo lorsqu'elle veut savoir où
elle en est avec la colère raconte qu'elle se rend dans une
administration indienne ! Le test est implacable.
Une autre
forme de déstabilisation est que nous nous trouvons devant une
culture, une manière de vivre radicalement différente de la nôtre
qui résiste à notre passe temps favori d'occidentaux :
comprendre. Lorsque j'accompagne un groupe, je suis confrontée à un
flot de questions et je me rends compte que ma réponse est souvent :
je ne sais pas. La différence est que contrairement à ceux qui me
posent les questions et qui continuent à échafauder des
explications à ce qu'ils voient, ne pas savoir ne me pose plus
problème. Regarder, simplement, sans pourquoi, c'est décoller un
peu de « Moi, je regarde ». La circulation en ville
en Inde est une source intarissable de questions et remarques :
quelles sont les règles ? qui a la priorité ? À quoi
sert le klaxon...etc. L'observation est importante, certes, mais
montez donc derrière une moto et ressentez le trafic, son apparente
anarchie et sa fluidité réelle. La réponse n'est pas logique, elle
est kinesthésique. L'Inde invite à laisser de côté notre cerveau
gauche et à laisser s'épanouir notre cerveau droit. Et parfois un
intellect très développé et un cerveau très efficace et formaté
par une logique binaire sont un véritable handicap !
L'Inde
écorne un peu nos belles images : quoi, ce pays sale et
bruyant, le pays de la spiritualité ? Ah, mais c'est parce que
l'Inde a changé... Au temps d'Arnaud, elle était encore
traditionnelle... Oui, l'Inde se modernise et attrape aussi les
maladies de l'Occident, mais pas seulement.
La dérive
est facile qui consiste à progressivement et par zèle spirituel
louable, s'entourer de silence et de « bonnes nourritures »
d'impressions, à confondre subrepticement une existence bien
ordonnée avec une voie spirituelle, à « penser » qu'une
nourriture saine, des habitudes de yogi, des comportements
écologiques responsables, bref tout ce que nous tentons d'améliorer
dans notre existence relative, est une pratique spirituelle en soi,
est LA Pratique spirituelle.
L'Inde
dans son mélange bouleversant de l'horrible et du sublime, sa
pollution, ses injustices flagrantes et sa cacophonie extravagante
désigne l'absolu comme Absolu, le Silence comme une Essence d'un
autre ordre, Brahma comme un Infini qui sous-tend ce qui
nous apparaît comme le bien, le beau au niveau très relatif où
nous vivons. Les ashrams y sont des îlots de paix et de respect des
humains et de la nature en effet, mais l'ordre relatif que l'on y
sent n'est que le préalable à la voie.
La Paix
des lieux saints, l'indicible énergie qui s'en dégage, avec ou sans
la cohue autour ouvrent la porte. Et cette porte est encore éclatante
et vivante chez des êtres incarnés. La présence d'un maître comme
Shandra Swami Udasin incarne la dimension verticale, absolue,
vertigineuse. Et cette dimension qu'il nous permet d'entrevoir, est
la Source de l'agitation frénétique du bazar, de l'odeur des champs
de crémation, de la violence des scènes de rues des grandes
villes, de l'atmosphère cosmopolite et feutrée des aéroports, des
avions qui sillonnent le ciel du monde, de l'agitation des petits
humains qui préparent leur voyage... La Source.
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