jeudi 24 avril 2008

Tamagart



En Tamahaq cela veut dire « l’invitée ». C’est ainsi que m’appelaient les gens du village situé à une trentaine de kilomètres de Tamanrasset où je me suis d’abord arrêtée.
« Labasse, tamagart » : « Bonjour, l’invitée ».



Au campement, une journée de marche plus loin, on ne m’appelait pas. Les échanges se faisaient avec le regard, le sourire, des mimiques, quelques mots. Nous avons simplement passé des moments ensemble, fait la soupe, mangé la soupe, rapporté les bidons d’eau de l’abankor *. J’ai beaucoup regardé. Les jeunes filles qui partent le matin avec le troupeau de chèvres, les enfants qui jouent avec rien, une mère qui natte les cheveux de sa fille et les enduit d’une pommade Stella jaune qui vient du Niger et sert à tout, graisser les cheveux, nourrir la peau, cicatriser les blessures.

Dans un campement Touareg « l’invité » a droit au « taftar », le tapis. Tout le monde est assis à même la terre, mais l’invité s’assied sur une couverture et on lui en donne une en plus, qui pliée sert de dossier. Je venais avec Intayent le guide que je connais et j’étais dans sa famille, mais quoi qu’il arrive, dans un campement une des règle de base est que lorsqu’une personne arrive, même si on ne la connaît pas , on lui donne à boire et à manger. Je logeais non loin d’une des tentes, de l’autre côté d’un petit oued. Quatre poteaux de bois et un « esseber » ** sur trois côtés le premier soir, ma tente, les autres nuits car un vent très froid soufflait. J’ai partagé quelques jours l’existence de femmes et d’enfants qui vivent d’une manière tellement différente de la mienne que parfois il me semble que j’ai rêvé. Tout est autre. La langue, la nourriture bien sûr, mais aussi les usages, les relations entre les membres de la famille, la place du silence et de la prière, la relation aux animaux et aux biens. Je ne vais pas décrire, raconter en détail ce que j’ai vu de la vie des derniers Touaregs dans les campements. C’est très bien fait dans les livres.

Je ne savais pas vraiment ce qui me poussait à faire cette expérience, une forme de curiosité évidemment pour un univers que j’avais entrevu à travers les hommes qui nous accompagnent dans nos randonnées à l’Assekrem. Je sais ce que j’ai trouvé.
Une expérience d’élargissement, d’assouplissement, d’ouverture. Elargissement de « mon » monde, qui n’est pas seulement le mien en tant que personne mais aussi celui de ma culture occidentale, citadine, française, avec pour pratique : essayer de ne pas juger. Simplement observer, comprendre, se faire le plus discret possible dans le monde de l’autre. Voir des manières différentes d’agir , d’entrer en contact, est un assouplissement, une remise en perspective, une relativisation de ce qui pourrait m’apparaître comme LA manière de faire, LES valeurs importantes quand on est un homme ou une femme ou un enfant. D’une certaine façon tout ce que notre société considère comme important, le savoir, les connaissances techniques, le progrès, les machines en tout genre, les médias, l’information, l’épanouissement sexuel, artistique, individuel, les loisirs, les opinions politiques…etc n’a pas ou peu de place dans la vie d’un campement. Je ne sais pas ce qui pour les hommes et les femmes que j’ai côtoyés a de l’importance en dehors de la survie car les conditions sont rudes, très rudes. J’ai seulement observé que bien qu’ils soient peu démonstratifs la solidarité est très forte, le silence est un lien qui unit autant que la parole – en famille ou avec les voisins, les amis, on peut rester de longues minutes silencieux, ensemble – le temps passé à ne rien faire, à se reposer ou à regarder le ciel et la terre représente une partie de la journée, la lenteur des gestes, l’absence de précipitation est le rythme naturel de tous, y compris les enfants.
Ni mieux, ni moins bien, différent, autre et humain.

Il n’y a pas de miroir au campement ou du moins je n’en ai pas vu.
Je n’en avais pas apporté non plus. Et j’ai senti combien cette absence est une aide pour goûter la Présence. Pas « ma » présence, mais quelque chose de plus vaste, de plus large. Outre l’absence de miroir physique, la solitude est aussi une aide précieuse : aucune personne connue qui agisse comme un miroir. La plupart du temps, hormis les rares moments où Intayent l’utilise, je n’ai pas de nom.
Je suis « tamagart », l’invitée. Je ne suis ni la fille ni la femme ni la mère de personne, je n’ai pas de métier, pas de fonction sociale. Les gens qui m’accueillent ne me demandent rien. Je suis étrangère parmi eux mais je suis aussi étrangère à moi-même, à ce qui habituellement me définit. Quelle légèreté ! Et pourtant, je ne suis pas amnésique, pas déconnectée de moi-même au contraire et ceux que j’aime sont très présents dans mon cœur.

« Mon » monde habituel a cessé de me définir. Je suis l’invitée du monde de l’autre.






* abankor : point d’eau, trou creusé dans le sable et ici renforcé par quatre grosses pierres plates pour former comme un puits.


** esseber : natte qui constitue les murs de la tente traditionnelle.

13 commentaires:

Anonyme a dit…

Formidable Corinne ! Cette aventure hors du commun donne vraiment envie d'etre vécue, avec tout ce que ça veut dire aussi d'inconfortable sûrement.....
Merci !!!!

ipapy a dit…

Merci Chérie, très touchant. J'espère que tu va écrire plein d'autres textes...............

Anonyme a dit…

Wahou ca donne envie !
Quelle chance de pouvoir sortir de son monde même quelques temps et quelle nourriture cela doit être de partager le quotidien des Touaregs !
Merci Corinne pour ce temoignage
Karl

Daniel a dit…

Ce beau témoignage relativise notre vision du monde.
Notre petit monde, notre façon de faire, de voir, de penser, dans un contexte familial, social, économique, culturel, politique, tellement éloigné des préoccupations de la majorité des individus qui peuplent notre planète. Pouvoir, fusse l'espace de quelques jours, être confronté à l'autre, dans sa différence, sans a priori, ni jugement ne peut être qu'un chance pour celles et ceux qui deviendront d'authentiques passeurs. Merci Corinne et à bientôt j'espère.

Acouphene a dit…

Merci Corinne de me toucher à nouveau car je ne peux définir l'univers d'où je suis revenu...
Un (bien) être continue de marcher doucement en mon corps pendant que les apparences extérieures s'agitent. Des pas silencieux, trésors d'un autre monde !

Marion M. a dit…

Ton témoignage me touche beaucoup, Corinne, je te remercie d'avoir pris le temps de nous livrer autant de détails...J'ai l'impression de passer mon temps pofessionnel à l'hôpital à ressentir toute l'absurdité de nos fonctionnements habituels, en essayant "en négatif" d'imaginer ce que cela pourrait donner, AUTREMENT ! L'espérience d'un AUTREMENT tel que tu le décris m'enrichit de liberté ! Merci, femme debout dans le sable...
Marion

Anonyme a dit…

J'ai la sensation qu'ici nous avons voulu combler l'espace (perçu peut être comme un vide...) et que maintenant on passe la majorité de notre temps à entretenir cette matérialité...
Là bas je comprend que l'espace est libre... je lis ton témoignage comme si je le ressentais en même temps... quelle expérience !!!
Et si on libérait notre espace ?!

Anonyme a dit…

Bonjour Corinne. Comme Julie, je lis ton témoignage et je le ressens en même temps. Je me rends compte que c'est difficile pour moi de ne pas juger le monde dans lequel je vis. merci de partager ton expérience.

Valérie a dit…

Superbe. Merci Corinne.

Anonyme a dit…

j'ai les larmes aux yeux. Awo corinne

Anonyme a dit…

Nous sommes chacun dans un rôle différent, certains au désert d'autres dans l'opulence, d'autres dans leur désert près des nantis...
Mais c'est bon de te lire. J'ai l'impression d'y être!

philippe a dit…

Merci pour ce partage d'ouverture.

Anonyme a dit…

Superbe témoignage .Merci Corinne.
Moi aussi,en lisant ,j'avais l'impression d'être dans ce monde de là-bas et d'y goûter la Présence.