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C'est une ville qui a mauvaise réputation : pollution, insécurité, modernité tapageuse, juxtaposition d’extrême misère et de richesse extravagante, gigantisme... Particulièrement dans le milieu spirituel, Delhi stigmatise l'Inde moderne, celle qui, fascinée par la réussite matérielle de l'Occident a tourné le dos à l'Inde éternelle, l'Inde satvique des ashrams, la VRAIE Inde traditionnelle, celle que tout bon chercheur spirituel rêve de retrouver au détour d'un village perdu. Delhi est le passage obligé avant d'aller dans les ashrams ou les monastères, passage que l'on écourte, où l'on ferme les yeux, le nez et les oreilles.Eh bien, je vais faire ce qu'Alain dit que je fais souvent : l'avocat du diable.J'aime Delhi. Pour ses outrances, ses contrastes, sa force de vie évidente même pour qui ne connaît pas son histoire. J'ai lu dernièrement le livre de William Dalrymple, La cité des djinns. Dalrymple est un amoureux fou de Delhi, il y a vécu, a parcouru la ville à la recherche des traces de son histoire. Jamais passéiste mais passionné par la profondeur historique des lieux, l'empilement des cultures, les formidables strates de vies humaines qui depuis la préhistoire forment le terreau de cette ville paradoxale.Vue d'avion c'est une immense tentacule parsemée de taches vertes – il y a beaucoup d'arbres à Delhi et même des forêts dans la ville – entourée de terrains en friche où des tours grises à moitié construites ont poussé comme des champignons.Les distances sont énormes, la ville dans sa grande ceinture est parcourue d'immenses avenues à trois voies qui s'élèvent parfois au dessus du fourmillement des quartiers qu'elles enjambent comme des ponts toujours en activité, le jour, la nuit où ils sont brillamment éclairés. Sous les piliers qui soutiennent ces toboggans routiers, l'envers du décor, les recoins sombres où squattent des familles échouées, silhouettes allongées sur des matelas défoncés ou de simples nattes, quelques femmes hébétées et des enfants gris se regroupent vaguement autour d'un feu. Cet envers-là, on ne le voit pas tout de suite. En roulant de l'aéroport Indira Gandhi vers la ville, on suit des autoroutes bétonnées puis les grandes avenues bordées d'arbres du quartier des ambassades, belles villas héritées du Raj et ronds points insolites où s'élèvent les ruines d'un tombeau de l'époque moghole.Au sortir du taxi, tout d'un coup, c'est l'odeur humide de l'Inde, la chaleur, les relents de nourriture, le mélange des bruits de klaxons et des voix humaines,le mouvement continu du flot des passants et des véhicules de toutes sortes.Se déplacer dans Delhi fait passer des larges couloirs du métro moderne et propre, aux tuktuk pétaradants qui slaloment entre les autobus bondés ou aux rickshaws tractés par un homme en longui debout sur les pédales de son vélo, figure anachronique et silencieuse dans ce monde de machines bruyantes et fumantes.
Old Delhi
Par où commencer ? Le plus connu, le plus typique ?Old Delhi. Sur les ruines invisibles des palais de l'Empire Moghol s'entassent les entrepôts déglingués des riches marchands Penjabis. Les ruelles sont étroites, surpeuplées, organisées malgré tout , en bazars dédiés à un même commerce, comme partout en Orient. Il y a la rue des bijoutiers qui fait alterner quelques rares magasins avec vitrine où brillent des colliers de maharanis et des petits placards où le vendeur sort ses trésors de multiples sacs plastiques remplis d'autres sacs plastiques plus petits contenant bagues, colliers, bracelets et boucles d'oreilles. Il y a le bazar où l'on vend tout ce qui est nécessaire à l'organisation des mariages, par exemple des galons, dorés, argentés, colorés, à pompons. Vendus par 9 mètres, ils iront décorer les pandals ou les salles louées dans les hôtels. Il y a le quartier des épices, celui du papier, des livres, enveloppes, faire-part, calendriers, en hindi, en anglais, en tamoul,etc. Un peu plus loin, au bout de Chandni Chowk, artère industrieuse et chaotique pleine de boutiques comme des couloirs sombres et poussiéreux contenant dans des boîtes grises le top du matériel video à prix indiens, le majestueux mur d'enceinte et les dômes blancs du Fort Rouge, les grands corbeaux qui planent au dessus du marché derrière Jama Masjid dans le ciel brouillé de chaleur et de fumée qu'on n'avait plus vu depuis des heures happé par l'ombre des rues et la cohue humaine.Et puis, il y a la ville du Raj. Connaught Place, le centre dessiné par Lutyens, le centre des Anglais. Trois cercles de bâtiments blancs de style colonial défraîchis d'où partent des avenues en étoiles. Des magasins modernes, des restaurants, des banques . C'est large mais à l'abandon. Et l'Inde des bazars justement y a repris ses droits. Les trottoirs défoncés sont envahis de cireurs de chaussures, de vendeurs de magazines, de livres, de chaussettes, sous vêtements, peignes, parapluies, chaussures... et les badauds qui vont avec, et les mendiants qui vont avec. Au centre de la place, un vague jardin et dessous, la station de métro de Rajiv Chowk, murs gris éclairés au néon, un espace rond d'où partent les sorties vers les grandes avenues. Quelques passerelles sous l'immense dôme permettent de traverser le flot humain qui se déverse à jet continu des deux lignes de métro parallèles qui aboutissent ici. À 6 h le soir, c'est une sorte d'énorme tourniquet . La voix qui fait les annonces en hindi puis en anglais peine à couvrir le brouhaha de la foule.Il y a ceux qui savent où ils vont et ceux qui sont perdus, entraînés par le courant, la tête en l'air en train de voir défiler les lettres et les chiffres désignant les lointaines sorties.Toujours dans la ville anglaise, en descendant vers le Sud on retrouve les grands espaces ouverts, le Rajpath qui relie les bâtiments gouvernementaux à l'arche monumentale d'India Gate. Le samedi et le dimanche soir au coucher du soleil les familles se retrouvent sur les pelouses d'India Gate. Les enfants mangent des glaces, les mères ont apporté des sandwichs végétariens, les jeunes filles se promènent par trois en faisant comme si elles n'avaient pas vu les garçons gominés qui font aussi semblant de les ignorer. Les pères doivent parler affaires. L'atmosphère est détendue, colorée, grouillante.Plus loin, Khan Market : magasins luxueux et raffinés ou boutiques chères et clinquantes, restaurants branchés sur les toits, musique techno en sourdine - ou pas! - épiceries fines fréquentées par les expats, s'entassent dans trois ou quatre rues cabossées et peu éclairées malgré l'enchevêtrement foisonnant des fils électriques suspendus au dessus de nos têtes – c'est une constante en Inde, la présence tutélaire des fils électriques embrouillés dès qu'on lève les yeux - , le tout entouré de rangées de voitures très haut de gamme qui émettent de longs couinements en reculant.Quartiers Est, quelque part au delà de la Yamuna, les banlieues des classes moyennes, les échoppes et les maisons colorées à toit plat ont disparu. Ce sont des tours, groupées par trois ou quatre, espaces fermés, gardiens. À l'intérieur, le dédale des couloirs silencieux dessert des appartements fonctionnels, tous identiques, où rien ni dans les meubles ni dans les objets ne rappelle l'Inde ancienne.En repassant la Yamuna, derrière les Civil Lines, le quartier de Majnu Ka Tila accueille les réfugiés tibétains. Le rythme tout à coup s'adoucit, la foule a disparu, les tasses à chapeau aux couleurs vives et les drapeaux de prières s'empilent dans les vitrines étroites. On croise quelques moines en robes « maroon », les gens s'attardent et se parlent dans de petits cafés où l'on peut manger une soupe ou des momos. On respire.
Gurudwara
Et puis, et puis, il y a les temples, les mausolées de toutes sortes. La folie mystique du Dargah de Nizamuddin où au coucher du soleil tous les jeudis soirs les soufis lancent vers le ciel leurs chants en ourdou, le défilé des dévots sikhs au Gurudwara Bangla Sahib où, de l'aube à la nuit, hommes et femmes se relaient pour chanter les kirtans, les innombrables temples hindous pleins de la fumée âcre des lampes à huile, Jama Masjid où 25000 musulmans peuvent prier ensemble et toutes les mosquées impénétrables qui balisent la ville, sentinelles des minarets, rythme du muezzin.Cette trame sacrée maille les vieux quartiers et s'absente des quartiers modernes envahis d'affiches et de devantures de magasins à l'occidentale. Et partout en sourdine, au coin d'une ruelle, sous un pont ou étalé dans un bidonville immense, l'ombre du miracle économique indien : les hommes et les femmes ravagés d'alcool ou de bang, la misère crue d'où émerge parfois un regard silencieux, d'une dignité bouleversante.En fait, la mauvaise réputation de Delhi est justifiée. À l'image de notre monde moderne, elle est turbulente, agitée, vorace. La modernité criarde ne s'est pas installée sur plusieurs décennies comme chez nous, elle a déboulé en à peine 30 ans emportant dans son tourbillon une ville déjà mise à mal par la révolte des cipayes en 1857 et ravagée par la partition de l'Inde en 1947. Elle n'a pas encore réussi à vider les temples et les mosquées...La capitale de l'Inde nous renvoie dans un miroir grossissant les valeurs de notre monde occidental, l'emballement d'une production tous azimuts qui entraîne un délire de consommation d'objets, d'activités, d'images, de loisirs, de tout, et met l'argent, l'avidité et l'extériorité au centre.Et Delhi nous oblige à une pratique impeccable, une pratique tantrique : faire du poison une nourriture, transformer le jugement en acceptation de ce qui est, transmuter la colère en compassion.
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