(suite)
Alors que de toute évidence je viens de parler en termes favorables de la transformation et de dénigrer la translation, en réalité dans l’ensemble, ce sont deux fonctions incroyablement importantes et totalement indispensables. Les individus ne sont pas pour la plupart nés éveillés. Ils naissent dans un monde de péché et de souffrance, d’espoir et de peur, de désir et de désespoir. Ils naissent en tant que moi, disposé et pressé d’en découdre, un moi débordant d’appétit, de soif, de larmes et de terreur. Ils commencent à un très jeune âge à apprendre à translater leur monde, l’interpréter pour le comprendre et lui donner un sens, et pour se défendre de la terreur et de la torture à peine dissimulées sous la surface heureuse du moi séparé.
Pour autant que nous, vous et moi, puissions vouloir transcender la simple translation et trouver une transformation authentique, il n’en est pas moins vrai que la translation remplit un rôle absolument nécessaire et crucial pour une part essentielle de notre vie. Ceux qui ne peuvent translater correctement avec un certain degré d’intégrité et de véracité, tombent rapidement dans la névrose ou, pire, la psychose. Le monde cesse alors d’avoir un sens : au lieu d’être transcendées, les frontières entre le moi et le monde commencent à s’écrouler. Loin de la révélation, c’est la régression, non la transcendance mais le désastre.
Cependant à un moment donné de notre processus de maturation, même la translation la plus adéquate et la plus solide ne remplit plus son rôle de consolation. Aucune nouvelle croyance, aucun nouveau paradigme, mythe ou idée ne ternira le flot d’une angoisse grandissante. Ce n’est plus une nouvelle croyance pour le moi mais une transcendance totale du moi qui devient alors le seul chemin possible.
Et pourtant les personnes prêtes à suivre un tel chemin sont une infime minorité. Elles l’ont toujours été et le seront probablement toujours. Pour le plus grand nombre, une quelconque croyance religieuse tombera dans la catégorie « consolation », utilisée comme une nouvelle translation horizontale pour façonner un sens à ce monde monstrueux. La religion a en majorité toujours servi cette première fonction et elle le fait très bien.
Voilà pourquoi j’utilise le terme de « légitimité » pour décrire cette première fonction (la translation horizontale et la création de sens pour le moi séparé). Offrir une légitimité au moi – une légitimité pour ses croyances, paradigmes, visions du monde, et façons de vivre – est une part importante des services rendus par la religion. Ce rôle de légitimation – aussi temporaire, relative, non-transformatrice, ou illusoire qu’il soit – a néanmoins représenté la plus importante fonction – unique en son genre – des traditions religieuses mondiales. Par sa capacité à offrir un sens horizontal, une légitimité et une sanction au moi et à ses croyances, ce rôle de la religion a de tout temps servi de « ciment social » unique, le plus important qu’une culture puisse avoir.
Il n’est jamais facile ni léger de toucher au ciment fondamental qui donne sa cohérence à une société donnée. Car le plus souvent, lorsque ce ciment se dissout – lorsque la translation se dissout – il en résulte, comme nous le disions plus haut non pas une révélation mais une régression, non pas une libération mais un chaos social. (Nous y reviendrons.)
Là où la religion de translation apporte légitimité, la religion de transformation offre authenticité. Les quelques individus qui sont mûrs – c’est-à-dire dégoûtés des souffrances du moi séparé et désormais incapables d’embrasser la vision du monde légitime – entendent de plus en plus intensément l’appel à une authenticité, un éveil, une libération authentiques. Et selon votre capacité à supporter la souffrance, vous répondrez tôt ou tard à l’appel de l’authenticité de la libération sur l’horizon perdu de l’infini.
La spiritualité de transformation ne cherche pas à soutenir ou à légitimer une vision du monde existante, au contraire, c’est en pulvérisant tout ce que le monde pense être légitime qu’elle apporte une réelle authenticité. La conscience légitime est sanctionnée par le consensus, adoptée par l’esprit de troupeau, embrassée simultanément par la culture et la contre-culture, promue par le moi séparé comme étant la façon de donner un sens au monde. Mais la conscience authentique se décharge rapidement de tout cela pour s’installer dans une perspective qui ne voit qu’une infinité radieuse dans le cœur de toute âme et ne respire qu’une atmosphère d’éternité extraordinairement simple.
La spiritualité de transformation, la spiritualité authentique, est ainsi révolutionnaire. Elle n’offre aucune légitimité au monde, elle le fracasse ; elle ne console pas le monde, elle le pulvérise. Elle ne satisfait pas le moi, elle le défait.
Cela nous conduit à plusieurs conclusions.
(à suivre)
16 commentaires:
Très clair, très "structurant" ! Merci ! Vivement la suite ! Cela me rappelle un peu certains textes de Schuon lorsqu'il distingue ésotérisme et exotérisme, verticalité et horizontalité, Connaissance et salut.
Au fait, pourquoi dis-tu qu'il est un peu dérangeant ce texte ?
Cela me fait aussi penser à une formule (soufie je crois) qui dit à peu près : "Pour certains, même le Paradis est une prison".
Légitime ou non le monde est là, et nous en faisons partie.
gjm
Un coup d'oeil sur Wikipédia - encyclopédie "libre" sur Internet.
L'auteur est a priori pour la destruction du moi, mais il en a fait un usage considérable semble-t-il, comme le montre sa bibliographie !
Quel beau texte.
Merci Alain
Eliane
Oui, oui, oui!
J'y reconnais l'enseignement transmis par Arnaud, et l'appel impérieux en ...moi!
Oui, à suivre, inlassablement, ardemment, ce chemin de maturation...
Pour le reste, Inch'Allah!
Au fait, des nouvelles du désert?
mais peut-être avez-vous décidé un sage silence-radio...
Bisous*
Coucou Sandrine coquine
Ta copine est actuellement quelque part entre Tam et l'Assekrem. Dur pour un jeune marié
Une femme de perdu, dix amis retrouvés!
Vilain Albert
J'aime la facon dont Andrew Cohen résume tout ça: "Plus que tout... Rien!"
Albert
Je trouve ce texte assez dur ...Je l'ai lu ce matin , et je ne suis pas partie au boulot toute guillerette...En vrac , j'ai pensé à mon fils de 18 ans qui ne va pas bien , à mes élèves handicapés , à mes parents , à ma soeur qui se bat depuis 6 ans , à mes faiblesses et à mes lâchetés ,à tous ceux et celles qui sont comme celà , à se battre comme ils (elles) peuvent( c'est-à-dire beaucoup de personnes...).
C'est un texte coup de poing qui fait du bien , sans doute ...quand je l'aurai un peu digéré ! Une grande colère en moi est montée , contre personne , même pas moi...ce texte est proprement scandaleux ! Une personne a écrit sur mon blog : " parler de liberté à qqn qui n'y a pas accès est terrible car on fait du mal à la personne qui nous entoure, c'est comme montrer une vitrine et dire :"t'as vu ce que tu rates""...Un commentaire "anonyme" qui m'a interpelée...Je souhaite faire quelque chose de cette colère qui est montée , la transformer , justement , car c'est une bénédiction de pouvoir faire celà , n'est-ce pas ? Une bénédiction de vivre la spiritualité ...Vite , vite , qu'advienne le moment où tous pourront la vivre ! Merci Alain . Sylvie
Cette translation ne serait-elle nécessaire pour obtenir "un égo structuré" avant de passer à la transformation ?
La suite dans "Qu'est-ce que l'éveil?"
Que ceux qui ont des perruques les gardent...Ca décoiffe!
J'adore Ken Wilber. Il est exceptionnel pour détruire les 'mythes' de nos sociétés occidentales.
Cet auteur est malheureusement très peu traduit en français. Le seul ouvrage actuellement disponible est 'Une brève histoire de tout'. On peut le commander sur Amazon france.
Il y a 20 ans en arrière, le livre 'Les trois yeux de la connaissance' était également disponible, mais ce n'est plus le cas.
Philippe.
Bien vu Béatrice , je me pose la même question...
A Béatrice : j'ai discuté avec une sophrologue caycédienne Master, donc formée par Mr Caycedo lui-même. Il est clair que l'objectif de la méthode de translation/transformation est le recentrage et la structuration de la personne. Cette sophrologue voit aussi qu'avec les années de pratique quotidienne un besoin plus spirituel se fait jour.
N'y a-t-il pas dans la Sangha une voix pour nous rappeler les étapes
classiques du yoga ? Patanjali.
gjm
A Anonyme :
10 amis retrouvés.
J'aime bien ces "définitions" de l'ami :
i. L'Ami c'est celui qui rend la vie possible.
ii. l'Ami c'est celui qui te connaît bien et qui malgré tout continue à te fréquenter.
gjm
Sylvie,j'ai connue la situation de voir ce que je rate,quand j'ai grandie en Allemagne communist.Nous avons pus voir la tele d'Allemagne de l'ouest,pus voir la liberte,que ces autres Allemands ont eus.Nous,nous avons vecus en prison.Il y avait souvent colere.Mais parce que j'ai vue, qu'il y avait autre chose que la prison ,j'ai trouvee aussi une possibilite de partir de cette Allemagne fermee,de trouver mon liberte.Oui,c'est important de savoir ce qu'on rate.Puissions-nous tous etre en grand colere!
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