Une homélie du Frère Charles-Marie. Un texte magnifique sur l'amour... Merci Marie-Thérèse.
Le plus grand commandement : aimer
«L’aimer de tout son coeur
de toute son intelligence, de toute sa force
et aimer son prochain comme soi-même,
vaut mieux que toutes les offrandes et tous les sacrifices» (Mc 12,33).
Pourquoi, frères et soeurs,
Jésus va-t-il ensuite féliciter le scribe ?
Le scribe n’a fait que répéter les paroles de Jésus.
Il a ajouté une seule remarque,
mais c’est peut-être celle qui compte le plus :
«Cela vaut mieux que tous les sacrifices» (Mc 12,33).
Ce pourrait-être banal mais Jésus montre
qu’il est heureux de cette remarque.
Pourquoi ?
Parce que justement l’amour que Dieu commande
n’est pas n’importe quel amour.
C’est l’amour qui vaut mieux que tous les sacrifices.
Il y a, on pourrait dire, trois sortes d’amours,
et le sacrifice est un petit peu comme la frontière,
entre ces divers amours.
Il y a l’amour qui est en deçà du sacrifice,
il y a l’amour qui s’arrête au sacrifice
et enfin il y a le véritable amour,
(celui que le Seigneur recherche dans nos coeurs
parce qu’il l’a semé)
l’amour plus grand que tous les sacrifices.
Il y a une façon d’aimer qui en reste au ressenti
qui est en-deçà du sacrifice.
Il y a une autre façon d’aimer qui vient de notre volonté
qui en reste au sacrifice,
mais il y a encore une autre capacité d’aimer,
celle-ci ne vient plus de nous mais de Dieu en nous.
C’est un amour qui vient de la grâce habitant en nous
et cela dépasse tous les sacrifices.
Le premier amour veut prendre sans avoir besoin de donner, c’est l’amour facile qui ne
résiste pas aux épreuves,
puisqu’il fuit les sacrifices.
Ce n’est pas de cet amour là que Dieu parle
lorsqu’il nous demande de l’aimer et d’aimer notre prochain.
Cet amour ressenti de toute façon ne se commande pas,
comme on le dit couramment :
les sentiments, ça ne se commande pas.
Et pourtant dans notre vie de foi
les malentendus peuvent être fréquents.
On cherchera par exemple à aimer Dieu et le Christ
d’un amour d’abord senti, peut-être même sentimental
et quand vient la sécheresse, le silence de Dieu,
on peut alors se sentir trahi,
comme si Dieu ne respectait pas le contrat.
Qu’est-ce que ce Dieu d’amour si difficile à aimer !
Ou bien, par rapport au prochain,
on voudrait qu’il soit toujours facile à aimer,
et ce désir est juste au fond : au Paradis, il sera facile d’aimer.
Mais, ici-bas, Dieu a mis en nous
un amour plus grand que cet amour senti,
Il ne faut pas croire qu’aimer
c’est seulement sentir qu’on aime…
Plus ou moins secrètement, si on croit cela,
on finit par trouver le commandement de Dieu irréalisable,
car évidemment, les sentiments, les affections,
ça ne se commande pas.
Mais ce n’est justement pas de cette sorte d’amour
que Dieu nous parle quand Il dit : «Tu aimeras…» (Mc 12,30).
La deuxième sorte d’amour,
c’est celui qui en reste au sacrifice.
C’est celui qui ne «vaut pas mieux que tous les sacrifices» (Mc 12,33).
C’est une générosité qui vient de notre propre fonds,
de nos propres forces.
Elle n’est pas mauvaise en soi, bien sûr,
mais souvent cette générosité peut être inquiète.
On est capable de se donner dans son travail,
de se donner à la maison, de se donner dans sa communauté,
dans tout ce qu’il y a à faire pour les autres,
on est capable de se sacrifier,
mais c’est comme avec une sorte d’inquiétude,
comme si profondément on avait besoin
de payer le droit d’exister.
On croit parfois que Dieu veut être aimé de cet amour-là.
Comme s’il fallait, disons de façon un peu caricaturale,
le rembourser en sacrifices,
ce qui correspond à une image d’un Dieu juge.
Comme si son amour pour nous était conditionnel.
Nous ne sommes pas alors encore
dans la logique divine de l’amour.
Nous risquons de prêter à Dieu le regard négatif
que nous portons sur nous-mêmes.
Cet amour qui en reste aux sacrifices
peut même parfois devenir dangereux.
Il peut conduire au découragement.
On se donne, on se donne, et à la fin on n’en peut plus.
On a voulu oublier ses limites,
mais nos limites nous ont rattrapées.
Cet amour finalement ne venait que de soi
il n’était pas mauvais, mais il était limité.
Et parfois il tendait à cacher notre pauvreté.
Le seul amour que Dieu demande,
c’est le troisième, le véritable amour,
l’amour qui «vaut mieux que les sacrifices» (Mc 12, 33).
Cet amour-là ne fuit pas les efforts et les sacrifices,
comme la première sorte d’amour ressenti,
mais il ne s’y arrête pas non plus.
Il aime, non par simple devoir mais par reconnaissance.
C’est toute la différence entre celui qui fait des efforts
parce qu’il a peur de ne pas être aimé
et celui qui fait les mêmes efforts
parce qu’il s’émerveille d’être tellement aimé.
Il y a des efforts inquiets, parce qu’on a peur,
Il y a des efforts qu’on fait par pure gratitude,
parce qu’on s’émerveille.
Cet amour-là n’en reste pas au sacrifice,
parce que son sacrifice s’il est bien là parfois,
est transfiguré par la joie d’être gratuitement aimé.
Cet amour n’a plus besoin de payer le droit d’exister,
il a fait l’expérience de la miséricorde du Père,
de l’amour gratuit, indéfectible, intarissable de Dieu
C’est cet amour-là qui est dans la logique divine
parce qu’il est dans le dynamisme de la reconnaissance ;
sa pauvreté ne l’angoisse plus
car il a fait l’expérience d’un amour inconditionnel.
Cet amour-là plus grand que les sacrifices
ne cherche plus à camoufler ses limites
comme pouvait le faire une certaine générosité.
Cet amour-là, frères et soeurs,
devient surtout capable de pardonner réellement,
et c’est sa marque distinctive.
Cet amour ne pardonne plus seulement de l’extérieur,
comme par devoir, comme un simple sacrifice.
Il pardonne parce qu’il connait Dieu.
Il pardonne à cause d’un amour de compassion.
Il n’a plus besoin de faire croire à son frère
qu’il n’est pas traversé par les mêmes péchés,
les mêmes faiblesses.
Il pardonne parce qu’il est sûr de Dieu.
Il sait que Dieu ne refuse jamais sa grâce.
Cet amour-là vient de Dieu.
Il vient de l’expérience de la miséricorde de Dieu :
il en est le fruit.
Et, c’est bien cet amour de reconnaissance,
cet amour capable de pardon,
cet amour qui se distingue à ces deux mots :
«merci», et «pardon»,
cet amour vraiment libre et filial,
que Dieu nous demande.
Cet amour enfin, frères et soeurs,
ne vient pas de notre propre force,
il ne sort pas de nos réserves naturelles de générosité.
C’est un amour qui passe dans notre coeur,
à mesure que nous regardons le coeur transpercé du Christ.
C’est son amour qui insensiblement, mystérieusement,
dans le silence de la prière,
dans le coeur à coeur de la prière,
passe de son coeur à notre coeur.
C’est bien lui, cet amour du Christ
qui dépasse tous les sacrifices,
cet amour qui a été capable d’accepter
le plus grand de tous les sacrifices mais qui l’a dépassé.
Jésus n’a pas accepté la Croix par simple devoir
mais parce qu’il était brûlé par l’amour du Père.
Il ne s’est pas arrêté au sacrifice,
sinon la Croix serait restée un geste héroïque,
elle ne serait pas devenue la source du salut.
Jésus a fait de son sacrifice un pur geste d’amour,
un pur acte d’abandon, de confiance,
un amour filial plus grand que tous les sacrifices
et cette confiance du Christ, frères et soeurs,
cet abandon entre les mains du Père
est devenu pour nous l’unique chemin de salut.
Si Dieu peut nous commander cet amour
plus grand que les sacrifices
cette confiance filiale en lui
c’est parce que d’abord il nous l’a donnée,
il l’a déposée en nous.
«Seigneur, disait Saint Augustin,
donne ce que tu commandes
et alors commande ce que tu veux.» Amen
4 novembre 2012
Saint-Gervais, Paris
Frère Charles-Marie
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