Voici la lettre testament de Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, monastère cistercien de l’Atlas en Algérie, assassiné le 21 mai 1996 avec six autres moines. Cette lette écrite trois ans avant sa mort révèle la consécration et la dimension humaine et spirituelle exceptionnelle de cet homme. Il a choisi – et l’église d’Algérie dans son ensemble, avec des hommes comme Mgr Duval ou Pierre Claverie évêque d’Oran – la rencontre vraie avec les musulmans, le partage à leur côté d’un quotidien très troublé. Il a témoigné passionnément de l’Amour dont parle les Évangiles, accordant jusqu’à l’extrême ses actes à ses paroles.
« Quand un À-Dieu s’envisage…
S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer ma mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus .En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble , hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort : il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera peut-être « la grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam.
Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes et ses extrémismes.
L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit-fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, donnera raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l’islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette Joie-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce MERCI et cet « À-Dieu » en-visagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen !
Incha Allah ! »
Alger, 1er décembre 1993
Tibhirine, 1er janvier 1994
S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer ma mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus .En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble , hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort : il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera peut-être « la grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam.
Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes et ses extrémismes.
L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit-fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, donnera raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l’islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette Joie-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce MERCI et cet « À-Dieu » en-visagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen !
Incha Allah ! »
Alger, 1er décembre 1993
Tibhirine, 1er janvier 1994
A lire si vous êtes intéressés :
- Passion pour l’Algérie, les moines de Tibhirine. John Kiser Ed Nouvelle Cité.
- Christian de Chergé. Marie-Christine Ray. Bayard Editions. Centurion.
- Pierre Claverie un Algérien par alliance. Jean-Jacques Pérennès. Ed Cerf
- Passion pour l’Algérie, les moines de Tibhirine. John Kiser Ed Nouvelle Cité.
- Christian de Chergé. Marie-Christine Ray. Bayard Editions. Centurion.
- Pierre Claverie un Algérien par alliance. Jean-Jacques Pérennès. Ed Cerf
7 commentaires:
Ce texte est vraiment très impressionnant, il s'en dégage une lucidité, une force et une sérénité qui force le respect.
Tu me l'avais déjà lu, mais je le relis avec bonheur. Quel homme, quel exemple. Merci de ce partage.
A lire et à relire
Ps: quelle rubrique?
Ce testament ,lu il y a quelques années est boulversant.
Cela me rappelle en partie l'histoire de Job.Dieu a donnée et repris.
c'est quand même incroyable qu'il n'a ressenti ni colère ni haine au moment de sa mort tragique.
Toujours avoir un "oui d'avance" comme le dit Daniel !
oui merci chris toujours un oui d avance, cela permet d etre alerte
Grand merci pour ce profond témoignage, j'y vois les qualités de l'Amour que décrit St Paul dans sa lettre aux Corinthiens.
J-P gepetto
C'est vrai, Gepeto, et ça n'est pas si fréquent de voir l'Amour incarné à ce point.C'est un homme qui "marche sa parole" comme dirait mon amie québecoise qui transmet l'héritage amérindien qu'elle a reçu. Je ne sais plus si l'expression est une traduction des langues autochtones, mais c'est une belle expression.
Quel chevalier
je lis ce texte et je me sens tellement petit mais tellement "prétentieux"
jmarc
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