lundi 18 novembre 2013

Jetsunma Tenzin Palmo

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Ce que je cherchais en allant rencontrer Tenzin Palmo dans le nord de l'Inde en février 2011, je l'ai su plus clairement quelques mois plus tard : je cherchais à rencontrer une disciple, une femme accomplie sur le chemin spirituel, une femme qui incarne cette audace dont parle Swamiji. Je cherchais un encouragement pour ma pratique, un modèle, non pas à imiter, mais qui manifeste par sa présence même que c'est possible et que c'est possible aussi en tant que femme.

Intellectuellement, bien sûr, je sais que la voie est pour le guerrier... et la guerrière. Je sais qu'ultimement nous ne sommes dans notre nature essentielle ni homme ni femme et que le chemin consiste à transcender toutes les identifications, notre sexe en fait partie comme notre histoire personnelle, les différents rôles que nous sommes amenés à jouer, notre culture. Cependant au stade où j'en suis, l'identification est bien présente et je sens qu'à un niveau qui n'est pas rationnel, le fait que la très grande majorité des maîtres ou même des enseignants spirituels soient des hommes comme la quasi totalité des dirigeants religieux, le fait que tous les textes soient écrits au masculin , que le Bouddha ou le Christ soient représentés sous une forme masculine, tout cela vient s'insinuer dans une faille profonde qui suggère que la voie est pour tous les êtres humains oui, mais, moins pour les femmes. Cette fausse conviction très émotionnelle est d'autant plus douloureuse qu'elle est recouverte d'un vernis intellectuel qui affirme le contraire. Et c'est certainement ce point sensible qui a été touché, percuté par la lecture du livre « Un ermitage dans la neige » (1) qui raconte le parcours extraordinaire de Tenzin Palmo.

J'ai été attirée chez cette femme par sa consécration, son audace non pas agressive mais innocente, comme les jeunes enfants peuvent être audacieux, de tout leur cœur, et par sa persévérance à suivre le chemin que lui désignait son intuition profonde sans s'occuper de savoir si c'était facile ni même possible. Lorsqu'elle a découvert le bouddhisme tibétain à Londres dans les années 60, personne ne connaissait le Tibet, mais l'appel intérieur était si fort, sa petite voix lui disait avec tant de certitude qu'elle avait trouvé le chemin qu'elle cherchait sans même savoir qu'il existait déjà, qu'à 20 ans elle est partie en Inde à la recherche d'un maître pour la guider. Elle savait peu de choses sur le bouddhisme, mais elle savait qu'elle était bouddhiste, qu'elle l'avait toujours été. À Dalhousie, elle a entendu parler de Khamtrul Rimpoché et a instantanément su que c'était lui le maître qu'elle cherchait. Elle l'a rencontré pour la première fois le jour anniversaire de ses 21 ans , le 30 juin 1964. Elle raconte encore éblouie, des années après, ce qu'elle a senti en le voyant : l'évidence de retrouver un ami connu depuis si longtemps et le sentiment bouleversant de voir manifesté à l'extérieur en la personne de son maître ce qu'il y a de plus profond en elle.

En fait, j'ai été touchée par son immense confiance en la vie. Je sens un lien particulier entre le fait d'être une femme et la confiance en la vie. Que nous actualisions cette potentialité en mettant un enfant au monde ou pas, nous sommes en tant que femmes conçues pour transmettre physiquement la vie : c'est un acte de confiance par excellence, un abandon, une reddition à une force plus grande qui ne fait que nous traverser. «  Je suis la servante du Seigneur » a dit Marie. Et cette force de soumission à la vie peut prendre tellement de formes différentes.
Tenzin Palmo ne s'est pas découragée. Elle a été absolument accueillie par son maître, mais il en allait un peu différemment dans les monastères où elle a vécu : sa place en tant que femme et en tant qu'occidentale n'y était pas évidente. Dans le bouddhisme tibétain la pleine ordination n'est pas possible pour les femmes. Les nonnes souvent peu éduquées deviennent fréquemment les servantes des moines. Certaines pratiques ne sont pas accessibles, les portes ne s'ouvrent pas facilement quand on est née femme. Son « cas », femme, occidentale, bouddhiste n'était pas prévu et embarrassait la hiérarchie. Elle se sentait à la fois très seule et jamais vraiment en retraite comme elle le souhaitait.
Elle a donc trouvé un endroit pour pratiquer, une grotte au dessus du monastère à 4000m d'altitude, complètement isolée par la neige durant 6 à 8 mois, une vue à couper le souffle sur les montagnes, de l'eau pas très loin, juste la place à l'intérieur pour le caisson de méditation, un réchaud et quelques livres. Elle décrit cet endroit comme le paradis sur terre. Elle y restera 12 ans à pratiquer la méditation. Beaucoup de gens sont impressionnés par son courage physique, sa manière tranquille de supporter l'isolement, le froid, l'inconfort, les privations, les loups, sans parler des démons insoupçonnés auxquels une pratique de la méditation en continu ouvre la porte... C'est plus ce dernier aspect qui m'impressionne, la stabilité et la confiance que la solitude et la pratique intensive requièrent. Confiance en la vie et confiance en son maître qu'elle retourne voir régulièrement avec sa liste de questions.

Tenzin Palmo est profondément une méditante, une femme de solitude. Plusieurs année après avoir dû quitter sa grotte, elle a eu le choix entre partir de nouveau en retraite et fonder une nonnerie, un projet suggéré par son maître des années auparavant. Choisir la nonnerie n'était pas pour elle la solution de facilité, au contraire. Mais comme elle le dit elle-même en nous comparant, nous, humains, à un morceau de bois brut, si nous voulons être polis par l'existence, le papier de verre est plus efficace que la soie. Elle ajoute : « The nunnery is my sand paper  !» (« La nonnerie c'est mon papier de verre !»).




C'est à la nonnerie de Dongyu Gatsal Ling fondée en l'an 2000 que nous l'avons rencontrée. Je dis nous, car mon désir d'aller voir Tenzin Palmo a rejoint celui de mon amie Sabine. Comme cette dernière est réalisatrice de documentaires, le projet d'un film lui est venu naturellement. Tenzin Palmo a tout de suite donné son accord, l'organisation du voyage s'est faite avec une facilité qui nous a à peine surprises tant cette rencontre pour Sabine et pour moi était une nécessité et une évidence. Six mois après nos premières démarches pour préparer le film, nous étions devant la porte de DGL avec Jean-Louis, son mari, qui avait rejoint « l'équipe » en tant qu'ingénieur du son. Participer au film de Sabine donnait pour moi une valeur supplémentaire à la rencontre: c'était être en présence de Tenzin Palmo, lui poser des questions, mais pas seulement pour moi. Le film ajoute la dimension du partage.

Le lieu est paisible et en présence de Tenzin Palmo les choses sont simples ! Ce sont sa simplicité et son humour qui m'ont frappée, sa clarté aussi. La lecture de « Reflections on a mountain lake » (2) qui est la transcription de plusieurs de ses cessions d'enseignement m'avait déjà donné un aperçu de sa manière directe à la fois nuancée et concrète, réaliste, de présenter les bases du bouddhisme tibétain et de la méditation. Elle a cette capacité d'être complètement présente et dans la nouveauté de chaque instant y compris lorsqu'elle raconte une anecdote ou développe un argument pour la centième fois. Je l'ai vue devant la caméra évoquer son parcours comme si c'était la première fois.
J'ai vu aussi en elle un modèle inspirant de femme chez qui le masculin et le féminin sont en équilibre. Les deux pôles sont à l'oeuvre dans son rôle à Dongyu Gatsal Ling. La nonnerie accueille des jeunes filles des différentes régions de l'Himalaya, Tibet, Népal, Bhoutan, Ladakh qui veulent devenir nonnes. Elles y reçoivent une éducation de base et un entraînement aux pratiques du bouddhisme. L'intention très claire est de permettre le plein épanouissement de leur potentiel intellectuel et spirituel. Il fallait au départ trouver le terrain, faire les plans des bâtiments, les faire construire, trouver les professeurs, le financement, et pour cela Tenzin Palmo a rassemblé une équipe, parcouru le monde, trouvant les sponsors, tout en donnant des enseignements et des conférences. Parallèlement à toutes ces actions menées, à l'énergie déployée à l'extérieur, il s'agit aussi de ne rien faire, d'accueillir, de simplement permettre. Les bâtiments où vivent les nonnes sont construits en rond, comme un cercle de protection tracé autour d'elles. Ce qui leur est donné c'est un espace pour leur pratique mais aussi un encouragement à se déployer, une confiance en leurs capacités et un sens de leur dignité. On leur a souvent affirmé qu'elles valaient moins que les moines. Ici elles peuvent prendre toute leur place en tant que pratiquantes. Tenzin Palmo donne peu d'enseignements à la nonnerie: son tibétain est rudimentaire et les nonnes apprennent l'anglais mais ne le parlent pas encore couramment. Elle assure la direction de la structure et veille, attentive et disponible. En cela elle manifeste la tranquille patience des femmes enceintes qui accueillent, protègent et laissent faire la vie, en évitant simplement de nuire à la gestation en cours.

Son rôle est aussi celui d'une tisseuse. De tout temps les femmes ont brodé, tissé, filé, maintenu les liens dans les communauté, les familles. Tenzin Palmo veille au lien des nonnes entre elles, à l'harmonie de cette communauté de femmes. Les nonnes dit-elle viennent de la campagne, de milieux simples, elles ont toujours vécu dans des familles élargies. Ce ne sont pas des anges, mais l'éducation qu'elles ont reçue a mis l'accent davantage sur l'entraide et la solidarité du groupe que sur la rivalité et l'individualisme.



Son travail de tisseuse prend encore une autre forme : rétablir une tradition yogique que l'invasion du Tibet par la Chine en 1959 a interrompue chez les femmes. On appelle les hommes de cette tradition les Togden, quelques-uns sont encore vivants, les femmes, les Togdenma, semblent avoir disparu. Il existe une photo de ces femmes : on les voit en groupe, noires, campées devant leurs grottes, les cheveux sauvages, le visage creusé, le regard perçant et lointain à la fois. Elles dégagent une impression de puissance impressionnante. Ces Yogis et ces Yoginis vivent une ascèse austère qui nécessite des années de retraites et leurs pratiques spécifiques ne se transmettent que de maître à disciple. Le plus jeune représentant Togden a 65 ans et attend que des femmes manifestent à la fois le désir et les capacités d'être enseignées. Lorsque ces femmes seront à leur tour en mesure de transmettre à d'autres femmes, la lignée des Togdenma sera rétablie.
Parmi les soixante cinq nonnes de Dongyu Gatsal Ling, cinq ont fini une retraite de trois ans et ont choisi poursuivre : il est donc possible que certaines d'entre elles puissent à l'issue de cette deuxième retraite se destiner aux pratiques ascétiques des Togdenma. Réinstaurer la lignée des Togdenma c'est reprendre le fil interrompu de la transmission, permettre aux enseignements de poursuivre leur chemin à travers les générations. C'est un ouvrage de patience et d'amour.
Cet amour se sent dans le regard bienveillant de Tenzin Palmo sur les nonnes. En même temps elle insiste : ce n'est pas « sa » nonnerie mais la leur. Elle invite chacune à trouver dans le cadre d'un enseignement et d'une pratique traditionnels la forme qui va l'amener à épanouir son potentiel et à être indépendante.

Enfin, sur un autre plan, sa manière à la fois habile et déterminée de se positionner par rapport à une hiérarchie bouddhiste conservatrice est un enseignement. Pas de rancune vis à vis de la hiérarchie qui relègue les nonnes à une place de second ordre. Elle n'est pas en lutte « contre » en vue d'imposer une égalité entre nonnes et moines. Elle ne demande pas d'autorisation non plus.
Elle fait ce qu'elle suggère aux femmes de faire dans un article paru en 2007 (3) – et ce conseil n'est évidement pas uniquement destiné aux femmes - :

« We have to stand up and take a deep breath and look in our own heart and ask ourselves what we really think is important and what we really want to do with this life time and then do it ».

« Nous devons nous lever, prendre une grande respiration, sonder le fond de nos cœurs et nous demander ce qui est vraiment important pour nous, ce que nous voulons vraiment faire dans cette existence et ensuite le faire. »

Fonder Dongyu Gatsal Ling et donner aux nonnes l'éducation et l'entraînement qui est donné aux moines c'est leur permettre d'être en mesure de recevoir la pleine ordination, même si à l'heure actuelle celle-ci n'est toujours pas accessible aux femmes. Dans un film tourné sur sa vie (4) on voit Tenzin Palmo plaider avec conviction et humour la cause des nonnes auprès de Sa Sainteté le Dalaï Lama. Elle fait remarquer que le bouddhisme tibétain parle beaucoup de changement et d'impermanence mais que lorsqu'il s'agit d'initier un changement il y a comme partout ailleurs de grandes résistances. Sa Sainteté acquiesce et rit en ajoutant que l'issue est précisément dans des initiatives comme celle de Dongyu Gatsal Ling (5).

Après les quarante cinq minutes d'entretien filmé qu'elle nous a accordé, lorsqu'à la demande de Sabine, Jetsunma Tenzin Palmo (6) fixe la caméra en silence, la dimension spirituelle de cette femme est évidente. Elle est retournée au point de départ, au silence, qui n'est ni masculin ni féminin. Et c'était un très grand honneur et un très grand bonheur pour moi le dernier jour de notre séjour de lui tendre respectueusement la khata, l'écharpe blanche des bouddhistes tibétains qu'elle a comme c'est l'usage passé autour de mon cou avant que nous nous inclinions, mains jointes et front contre front. Une manière sensée de clouer le bec aux fausses convictions du mental est de leur opposer le démenti évident de la réalité. J'ai compris en m'inclinant devant Tenzin Palmo que c'est ce que je faisais. Oui, c'est possible pour une femme d'être une disciple accomplie et d'incarner à la fois la détermination et la douceur, la persévérance et l'accueil, le courage et l'amour. Et comme c'est apaisant et simple de s'incliner devant une telle femme, avec gratitude et respect.

Corinne

  1. Un ermitage dans la neige, L'itinéraire d'une occidentale devenue nonne bouddhiste,Vicki Mackenzie ,Nil éditions
  2. Reflections on a mountain lake, teachings on practical buddhism Ani Tenzin Palmo Snow Lion Editions
  3. Revue What is enlightement ? July-September 2007
  4. Cave in the snow Liz Thompson & Ellenor Cox, Firelight Productions and Tiger Eye Productions 2003
  5. Dongyu Gatsal Ling signifie :« Garden of the Authentic Lineage » Le Jardin de la Lignée Authentique
  6. Le titre de Jetsunma est un titre honorifique qui marque le respect pour un accomplissement en tant que nonne et en tant que yogini.


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10 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour :)

Magnifique témoignage, merci beaucoup.
Où peut-on voir ce film ?

Une autre nonne bouddhiste incroyable : Robina Courtin.

Merci infiniment.
Laurence

Corinne a dit…

Demain, je publie les informations sur le film Laurence.
Bonne journée.

Julie a dit…

Ton texte est très beau et très émouvant... Outre l'Amour qui s'en dégage, j'y reconnais aussi ton incroyable générosité. MERCI <3

Anonyme a dit…

J'ai été énormément touchée par son livre "Un ermitage dans la neige ".. par son intime conviction de ce qu'elle devait être ..de la voie qu'elle devait suivre avec une confiance totale ......indéfectible dans la vie ......c'est une très grande leçon pour moi qui ai tant de mal à l'abandon à la vie ..
Merci Corinne
Monique


pour moi

ipapy a dit…

Superbe article, merci.
Oui Julie je confirme

Unknown a dit…

Super article. Il transparait une évidence tellement simple... Merci Corinne.

Anonyme a dit…

Je me suis nourri de ton témoignage qui résonne en profondeur en mon être.
Je te souhaite de persévérer sur le chemin pour qu'advienne pas à pas à travers ta personne ce que tu as reçu et vécu auprès de
Jetsunma...
De tout coeur avec toi.
J-P gepetto

CLO a dit…

Superbe rencontre qui me touche profondément
Merci Corinne pour ce témoignage
Félicitations aussi à Sabine pour le film partage qui nous va nous permettre de rencontrer cette merveille

Anonyme a dit…

Merci, Corinne, d'avoir pris ce temps à partager tout cela avec nous. C'est précieux ! J'en suis touchée...
Cordialement,
Sylvie P

Marie-Laure Duigou a dit…

Merci Corinne pour ton témoignage, je suis très touchée. Bel article, qui me donne envie de voir le film de Sabine.

Marie-laure D