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Ce que je cherchais en
allant rencontrer Tenzin Palmo dans le nord de l'Inde en février
2011, je l'ai su plus clairement quelques mois plus tard : je
cherchais à rencontrer une disciple, une femme accomplie sur le
chemin spirituel, une femme qui incarne cette audace dont parle
Swamiji. Je cherchais un encouragement pour ma pratique, un modèle,
non pas à imiter, mais qui manifeste par sa présence même que
c'est possible et que c'est possible aussi en tant que femme.
Intellectuellement, bien
sûr, je sais que la voie est pour le guerrier... et la guerrière.
Je sais qu'ultimement nous ne sommes dans notre nature essentielle ni
homme ni femme et que le chemin consiste à transcender toutes les
identifications, notre sexe en fait partie comme notre histoire
personnelle, les différents rôles que nous sommes amenés à jouer,
notre culture. Cependant au stade où j'en suis, l'identification est
bien présente et je sens qu'à un niveau qui n'est pas rationnel,
le fait que la très grande majorité des maîtres ou même des
enseignants spirituels soient des hommes comme la quasi totalité des
dirigeants religieux, le fait que tous les textes soient écrits au
masculin , que le Bouddha ou le Christ soient représentés sous une
forme masculine, tout cela vient s'insinuer dans une faille profonde
qui suggère que la voie est pour tous les êtres humains oui, mais,
moins pour les femmes. Cette fausse conviction très émotionnelle
est d'autant plus douloureuse qu'elle est recouverte d'un vernis
intellectuel qui affirme le contraire. Et c'est certainement ce point
sensible qui a été touché, percuté par la lecture du livre « Un
ermitage dans la neige » (1) qui raconte le parcours
extraordinaire de Tenzin Palmo.
J'ai été attirée chez
cette femme par sa consécration, son audace non pas agressive
mais innocente, comme les jeunes enfants peuvent être audacieux, de
tout leur cœur, et par sa persévérance à suivre le chemin que
lui désignait son intuition profonde sans s'occuper de savoir si
c'était facile ni même possible. Lorsqu'elle a découvert le
bouddhisme tibétain à Londres dans les années 60, personne ne
connaissait le Tibet, mais l'appel intérieur était si fort, sa
petite voix lui disait avec tant de certitude qu'elle avait trouvé
le chemin qu'elle cherchait sans même savoir qu'il existait déjà,
qu'à 20 ans elle est partie en Inde à la recherche d'un maître
pour la guider. Elle savait peu de choses sur le bouddhisme, mais
elle savait qu'elle était bouddhiste, qu'elle l'avait toujours été.
À Dalhousie, elle a entendu parler de Khamtrul Rimpoché et a
instantanément su que c'était lui le maître qu'elle cherchait.
Elle l'a rencontré pour la première fois le jour anniversaire de
ses 21 ans , le 30 juin 1964. Elle raconte encore éblouie, des
années après, ce qu'elle a senti en le voyant : l'évidence de
retrouver un ami connu depuis si longtemps et le sentiment
bouleversant de voir manifesté à l'extérieur en la personne de son
maître ce qu'il y a de plus profond en elle.
En fait, j'ai été
touchée par son immense confiance en la vie. Je sens un lien
particulier entre le fait d'être une femme et la confiance en la
vie. Que nous actualisions cette potentialité en mettant un enfant
au monde ou pas, nous sommes en tant que femmes conçues pour
transmettre physiquement la vie : c'est un acte de confiance par
excellence, un abandon, une reddition à une force plus grande qui ne
fait que nous traverser. « Je suis la servante du Seigneur »
a dit Marie. Et cette force de soumission à la vie peut prendre
tellement de formes différentes.
Tenzin Palmo ne s'est pas
découragée. Elle a été absolument accueillie par son maître,
mais il en allait un peu différemment dans les monastères où elle
a vécu : sa place en tant que femme et en tant qu'occidentale n'y
était pas évidente. Dans le bouddhisme tibétain la pleine
ordination n'est pas possible pour les femmes. Les nonnes souvent peu
éduquées deviennent fréquemment les servantes des moines.
Certaines pratiques ne sont pas accessibles, les portes ne s'ouvrent
pas facilement quand on est née femme. Son « cas »,
femme, occidentale, bouddhiste n'était pas prévu et embarrassait la
hiérarchie. Elle se sentait à la fois très seule et jamais
vraiment en retraite comme elle le souhaitait.
Elle a donc trouvé un
endroit pour pratiquer, une grotte au dessus du monastère à 4000m
d'altitude, complètement isolée par la neige durant 6 à 8 mois,
une vue à couper le souffle sur les montagnes, de l'eau pas très
loin, juste la place à l'intérieur pour le caisson de méditation,
un réchaud et quelques livres. Elle décrit cet endroit comme le
paradis sur terre. Elle y restera 12 ans à pratiquer la méditation.
Beaucoup de gens sont impressionnés par son courage physique, sa
manière tranquille de supporter l'isolement, le froid, l'inconfort,
les privations, les loups, sans parler des démons insoupçonnés
auxquels une pratique de la méditation en continu ouvre la porte...
C'est plus ce dernier aspect qui m'impressionne, la stabilité et la
confiance que la solitude et la pratique intensive requièrent.
Confiance en la vie et confiance en son maître qu'elle retourne voir
régulièrement avec sa liste de questions.
Tenzin Palmo est
profondément une méditante, une femme de solitude. Plusieurs année
après avoir dû quitter sa grotte, elle a eu le choix entre partir
de nouveau en retraite et fonder une nonnerie, un projet suggéré
par son maître des années auparavant. Choisir la nonnerie n'était
pas pour elle la solution de facilité, au contraire. Mais comme elle
le dit elle-même en nous comparant, nous, humains, à un morceau de
bois brut, si nous voulons être polis par l'existence, le papier de
verre est plus efficace que la soie. Elle ajoute : « The
nunnery is my sand paper !» (« La nonnerie c'est mon
papier de verre !»).
C'est à la nonnerie de
Dongyu Gatsal Ling fondée en l'an 2000 que nous l'avons rencontrée.
Je dis nous, car mon désir d'aller voir Tenzin Palmo a rejoint
celui de mon amie Sabine. Comme cette dernière est réalisatrice de
documentaires, le projet d'un film lui est venu naturellement. Tenzin
Palmo a tout de suite donné son accord, l'organisation du voyage
s'est faite avec une facilité qui nous a à peine surprises tant
cette rencontre pour Sabine et pour moi était une nécessité et une
évidence. Six mois après nos premières démarches pour préparer
le film, nous étions devant la porte de DGL avec Jean-Louis, son
mari, qui avait rejoint « l'équipe » en tant
qu'ingénieur du son. Participer au film de Sabine donnait pour moi
une valeur supplémentaire à la rencontre: c'était être en
présence de Tenzin Palmo, lui poser des questions, mais pas
seulement pour moi. Le film ajoute la dimension du partage.
Le lieu est paisible et
en présence de Tenzin Palmo les choses sont simples ! Ce sont sa
simplicité et son humour qui m'ont frappée, sa clarté aussi. La
lecture de « Reflections on a mountain lake » (2) qui est
la transcription de plusieurs de ses cessions d'enseignement m'avait
déjà donné un aperçu de sa manière directe à la fois nuancée
et concrète, réaliste, de présenter les bases du bouddhisme
tibétain et de la méditation. Elle a cette capacité d'être
complètement présente et dans la nouveauté de chaque instant y
compris lorsqu'elle raconte une anecdote ou développe un argument
pour la centième fois. Je l'ai vue devant la caméra évoquer son
parcours comme si c'était la première fois.
J'ai vu aussi en elle un
modèle inspirant de femme chez qui le masculin et le féminin sont
en équilibre. Les deux pôles sont à l'oeuvre dans son rôle à
Dongyu Gatsal Ling. La nonnerie accueille des jeunes filles des
différentes régions de l'Himalaya, Tibet, Népal, Bhoutan, Ladakh
qui veulent devenir nonnes. Elles y reçoivent une éducation de base
et un entraînement aux pratiques du bouddhisme. L'intention très
claire est de permettre le plein épanouissement de leur potentiel
intellectuel et spirituel. Il fallait au départ trouver le terrain,
faire les plans des bâtiments, les faire construire, trouver les
professeurs, le financement, et pour cela Tenzin Palmo a rassemblé
une équipe, parcouru le monde, trouvant les sponsors, tout en
donnant des enseignements et des conférences. Parallèlement à
toutes ces actions menées, à l'énergie déployée à l'extérieur,
il s'agit aussi de ne rien faire, d'accueillir, de simplement
permettre. Les bâtiments où vivent les nonnes sont construits en
rond, comme un cercle de protection tracé autour d'elles. Ce qui
leur est donné c'est un espace pour leur pratique mais aussi un
encouragement à se déployer, une confiance en leurs capacités et
un sens de leur dignité. On leur a souvent affirmé qu'elles
valaient moins que les moines. Ici elles peuvent prendre toute leur
place en tant que pratiquantes. Tenzin Palmo donne peu
d'enseignements à la nonnerie: son tibétain est rudimentaire et les
nonnes apprennent l'anglais mais ne le parlent pas encore couramment.
Elle assure la direction de la structure et veille, attentive et
disponible. En cela elle manifeste la tranquille patience des femmes
enceintes qui accueillent, protègent et laissent faire la vie, en
évitant simplement de nuire à la gestation en cours.
Son rôle est aussi celui
d'une tisseuse. De tout temps les femmes ont brodé, tissé, filé,
maintenu les liens dans les communauté, les familles. Tenzin Palmo
veille au lien des nonnes entre elles, à l'harmonie de cette
communauté de femmes. Les nonnes dit-elle viennent de la campagne,
de milieux simples, elles ont toujours vécu dans des familles
élargies. Ce ne sont pas des anges, mais l'éducation qu'elles ont
reçue a mis l'accent davantage sur l'entraide et la solidarité du
groupe que sur la rivalité et l'individualisme.
Son travail de tisseuse
prend encore une autre forme : rétablir une tradition yogique que
l'invasion du Tibet par la Chine en 1959 a interrompue chez les
femmes. On appelle les hommes de cette tradition les Togden,
quelques-uns sont encore vivants, les femmes, les Togdenma, semblent
avoir disparu. Il existe une photo de ces femmes : on les voit en
groupe, noires, campées devant leurs grottes, les cheveux sauvages,
le visage creusé, le regard perçant et lointain à la fois. Elles
dégagent une impression de puissance impressionnante. Ces Yogis et
ces Yoginis vivent une ascèse austère qui nécessite des années de
retraites et leurs pratiques spécifiques ne se transmettent que de
maître à disciple. Le plus jeune représentant Togden a 65 ans et
attend que des femmes manifestent à la fois le désir et les
capacités d'être enseignées. Lorsque ces femmes seront à leur
tour en mesure de transmettre à d'autres femmes, la lignée des
Togdenma sera rétablie.
Parmi les soixante cinq
nonnes de Dongyu Gatsal Ling, cinq ont fini une retraite de trois ans
et ont choisi poursuivre : il est donc possible que certaines d'entre
elles puissent à l'issue de cette deuxième retraite se destiner aux
pratiques ascétiques des Togdenma. Réinstaurer la lignée des
Togdenma c'est reprendre le fil interrompu de la transmission,
permettre aux enseignements de poursuivre leur chemin à travers les
générations. C'est un ouvrage de patience et d'amour.
Cet amour se sent dans le
regard bienveillant de Tenzin Palmo sur les nonnes. En même temps
elle insiste : ce n'est pas « sa » nonnerie mais la leur.
Elle invite chacune à trouver dans le cadre d'un enseignement et
d'une pratique traditionnels la forme qui va l'amener à épanouir
son potentiel et à être indépendante.
Enfin, sur un autre plan,
sa manière à la fois habile et déterminée de se positionner par
rapport à une hiérarchie bouddhiste conservatrice est un
enseignement. Pas de rancune vis à vis de la hiérarchie qui relègue
les nonnes à une place de second ordre. Elle n'est pas en lutte
« contre » en vue d'imposer une égalité entre nonnes et
moines. Elle ne demande pas d'autorisation non plus.
Elle fait ce qu'elle
suggère aux femmes de faire dans un article paru en 2007 (3) – et
ce conseil n'est évidement pas uniquement destiné aux femmes - :
« We have to stand
up and take a deep breath and look in our own heart and ask ourselves
what we really think is important and what we really want to do with
this life time and then do it ».
« Nous
devons nous lever, prendre une grande respiration, sonder le fond de
nos cœurs et nous demander ce qui est vraiment important pour nous,
ce que nous voulons vraiment faire dans cette existence et ensuite le
faire. »
Fonder
Dongyu Gatsal Ling et donner aux nonnes l'éducation et
l'entraînement qui est donné aux moines c'est leur permettre d'être
en mesure de recevoir la pleine ordination, même si à l'heure
actuelle celle-ci n'est toujours pas accessible aux femmes. Dans un
film tourné sur sa vie (4) on voit Tenzin Palmo plaider avec
conviction et humour la cause des nonnes auprès de Sa Sainteté le
Dalaï Lama. Elle fait remarquer que le bouddhisme tibétain parle
beaucoup de changement et d'impermanence mais que lorsqu'il s'agit
d'initier un changement il y a comme partout ailleurs de grandes
résistances. Sa Sainteté acquiesce et rit en ajoutant que l'issue
est précisément dans des initiatives comme celle de Dongyu Gatsal
Ling (5).
Après
les quarante cinq minutes d'entretien filmé qu'elle nous a accordé,
lorsqu'à la demande de Sabine, Jetsunma Tenzin Palmo (6) fixe la
caméra en silence, la dimension spirituelle de cette femme est
évidente. Elle est retournée au point de départ, au silence, qui
n'est ni masculin ni féminin. Et c'était un très grand honneur et
un très grand bonheur pour moi le dernier jour de notre séjour de
lui tendre respectueusement la khata, l'écharpe blanche des
bouddhistes tibétains qu'elle a comme c'est l'usage passé autour de
mon cou avant que nous nous inclinions, mains jointes et front contre
front. Une manière sensée de clouer le bec aux fausses convictions
du mental est de leur opposer le démenti évident de la réalité.
J'ai compris en m'inclinant devant Tenzin Palmo que c'est ce que je
faisais. Oui, c'est possible pour une femme d'être une disciple
accomplie et d'incarner à la fois la détermination et la douceur,
la persévérance et l'accueil, le courage et l'amour. Et comme c'est
apaisant et simple de s'incliner devant une telle femme, avec
gratitude et respect.
Corinne
- Un ermitage dans la neige, L'itinéraire d'une occidentale devenue nonne bouddhiste,Vicki Mackenzie ,Nil éditions
- Reflections on a mountain lake, teachings on practical buddhism Ani Tenzin Palmo Snow Lion Editions
- Revue What is enlightement ? July-September 2007
- Cave in the snow Liz Thompson & Ellenor Cox, Firelight Productions and Tiger Eye Productions 2003
- Dongyu Gatsal Ling signifie :« Garden of the Authentic Lineage » Le Jardin de la Lignée Authentique
- Le titre de Jetsunma est un titre honorifique qui marque le respect pour un accomplissement en tant que nonne et en tant que yogini..
10 commentaires:
Bonjour :)
Magnifique témoignage, merci beaucoup.
Où peut-on voir ce film ?
Une autre nonne bouddhiste incroyable : Robina Courtin.
Merci infiniment.
Laurence
Demain, je publie les informations sur le film Laurence.
Bonne journée.
Ton texte est très beau et très émouvant... Outre l'Amour qui s'en dégage, j'y reconnais aussi ton incroyable générosité. MERCI <3
J'ai été énormément touchée par son livre "Un ermitage dans la neige ".. par son intime conviction de ce qu'elle devait être ..de la voie qu'elle devait suivre avec une confiance totale ......indéfectible dans la vie ......c'est une très grande leçon pour moi qui ai tant de mal à l'abandon à la vie ..
Merci Corinne
Monique
pour moi
Superbe article, merci.
Oui Julie je confirme
Super article. Il transparait une évidence tellement simple... Merci Corinne.
Je me suis nourri de ton témoignage qui résonne en profondeur en mon être.
Je te souhaite de persévérer sur le chemin pour qu'advienne pas à pas à travers ta personne ce que tu as reçu et vécu auprès de
Jetsunma...
De tout coeur avec toi.
J-P gepetto
Superbe rencontre qui me touche profondément
Merci Corinne pour ce témoignage
Félicitations aussi à Sabine pour le film partage qui nous va nous permettre de rencontrer cette merveille
Merci, Corinne, d'avoir pris ce temps à partager tout cela avec nous. C'est précieux ! J'en suis touchée...
Cordialement,
Sylvie P
Merci Corinne pour ton témoignage, je suis très touchée. Bel article, qui me donne envie de voir le film de Sabine.
Marie-laure D
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