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J’ai
toujours aimé les cartes de géographie et les récits de voyage.
Une carte est déjà un élargissement de l’horizon. Un jour gris,
un jour à « problème », un jour d’angoisse ou de
vague malaise, prenez une carte routière de la France, juste ça.
Lisez le nom des villes, des villages et lieux-dits. Attardez-vous
sur ceux qui sont près de chez vous, que vous connaissez, où vivent
des amis ou de la famille. Allez plus loin, vers des régions
inconnues, des zones de montagne peu denses ou au contraire des
villes peuplées. Chacun de ces noms, chacun de ces points sur la
carte contient un monde, des humains, quelques uns, des milliers,
des millions même, humains semblables et différents avec leur
grisaille, leurs « problèmes », leur angoisse ou leur
malaise. Voilà, si vous faites l’exercice de tout votre cœur,
sans le trouver ridicule, vous allez franchir les limites de votre
monde étroit, de la préoccupation du moment, parce que vous allez
la remettre dans un ensemble plus vaste. Concrètement, votre
préoccupation égo centrée ne prend plus toute la place, elle ne
bouche pas le paysage, elle n’a plus cette prétention d’absolu
mais une proportion relative dans le monde des humains, sur la
terre, la terre qui est un astre…etc.
Dunhuang
Et
l’exercice peut continuer avec la carte en ajoutant les récits de
voyages. Mais pour cela, il est préférable d’être allé
vraiment, au moins une fois, hors de vos frontières. Et plus vous
serez allé dans un pays différent du vôtre, plus l’expérience
sera profonde. Parce qu’on a beaucoup de mal à imaginer combien
l’autre peut être différent. Bien sûr nous avons tous
l’expérience de la différence de l’autre, vivre en couple, en
famille ou en groupe nous instruit très vite en la matière. L’autre
ne répond pas forcément à mes attentes. Mais l’autre du bout du
monde avec qui je ne suis pas en relation me permet de voir cette
différence d’une manière moins émotionnelle, comme un fait, une
évidence, qui ne m’atteint pas dans une relation mais me montre
que mes points de vue, intérêts, préoccupations, certitudes,
principes, indignations, idéaux …etc, ne sont que …les miens,
ceux de mon monde. L’autre du bout du monde me montre à quel
point je ne suis pas « spécial,(e) » à quel point ce
que je crois être, « moi », est un modèle, un type
humain déterminé par une origine géographique, ethnique, sociale,
une époque, un environnement au sens large. Notre prétention à
l’originalité est très vite démasquée par la confrontation à
une culture différente. Et si nous avons quelques tendances à nous
croire non seulement très spécial mais aussi très malheureux, avec
des « problèmes » épouvantables, il se peut que nous
soyons ébranlés dans notre croyance : quelques jours passés
dans certains endroits du monde – et il n’y a pas à aller très
loin – diminuent fortement nos chances de gagner le concours de la
pire situation.
Et
puis, et puis, il y a la poésie des cartes, des noms étranges,
miroirs de la différence fascinante des langues, des coutumes, des
paysages, des visages. J’ai un amour particulier et depuis très
longtemps pour la route de la soie. Les routes de la soie plutôt car
les itinéraires de cet axe de circulation, d’échanges, de
conflits, de rencontres qui a fonctionné du II ème siècle avant
notre ère au XV ème siècle après notre ère, ces itinéraires
sont nombreux changeant au grès des modifications climatiques, des
guerres, des invasions, des taxes, des ouvertures ou fermetures de
frontières. La soie fluide dont Sénèque disait qu’elle faisait
« qu’un mari ne connaît pas mieux qu’un étranger le corps
de son épouse ». La soie que les chinois proposent en monnaie
d’échange pour acquérir des chevaux que Zhang Qian qualifie de
« célestes » tant il a été émerveillé par leur
puissance et leur rapidité. Le long de ces routes de la soie vont
s’échanger le lin et le coton, l’or et l’argent, les pierres
précieuses, les fourrures,les tapis mais aussi les inventions et les
techniques, le papier et la boussole, la porcelaine, la manivelle et
la brouette, les croyances et les religions, bouddhisme,
zoroastrisme, nestorianisme, islam, et les peuples vont se battre et
se mélanger.
Les Monts Kunlun
Ces
routes de la soie sont une suite de noms sonores et mystérieux. Ceux
qui évoquent les épreuves que les hommes devaient affronter,
barrières montagneuses des Monts Tien Shan, des Monts Kunlun ou du
Karakorum ; déserts qui ont vu disparaître des caravanes
entières, désert de Gobi aux amplitudes thermiques vertigineuses,
désert du Taklamakan, « le lieu des ruines » en langue
ouïgour, situé dans la région chinoise du Xinqiang – le désert
dont on ne revient pas et que l’on ne peut que contourner par le
nord ou le sud - en Ouzbékistan le désert de Kyzylkoum aux sables
rouges, le Dasht-E-Kavir brûlé de sel et le Dasht-E-Lut « désert
du vide » du plateau iranien ; fleuves immenses, le
Yarlung Tsangpo, le nom du Brahmapoutre lorsqu’il coule sur les
hauts plateaux minéraux du Tibet, l’Indus, l’Amou Darya,
l’ancien fleuve Oxus dont les eaux fougueuses dévalent des
barrières rocheuses de l’Hindou Kouch et du Pamir, servent de
frontière entre l’Afghanistan et le Tadjikistan et vont avec
celles du Syr Daria s’assécher dans la mer d’Aral.
La route le long du Taklamakan
Il
y a aussi les noms des grands hommes, les conquérants, Alexandre le
Grand, Genghis Khan le mongol et son petit fils Kubilaï Khan,
Tamerlan, fondateur de la dynastie des timourides, il y a les
marchands, Zhang Qian le chinois qui découvrit émerveillé les
peuples de l’Ouest et Marco Polo le vénitien qui découvrit tout
aussi émerveillé les peuples de l’Est.
La mosquée de Mazar-I-Sharif
Et
puis il y a les noms des villes, celle du départ, Xian et son armée
grise immobile, l’oasis improbable de Dunhuang, les villes connues
pour leurs bazars grouillants et colorés Urumqi, Kachghar, Khotan
Cherchen, Istanbul, et celles qui évoquent des mosquées bleues et
vertes aux dômes étincelants dans la lumière du couchant,
Istanbul, encore, Bagdad, Samarkand, Tashkent, Boukhara, Hérat,
Mazar-I-Sharif.
Il
y a enfin les noms qui évoquent les peuples. Les anciens, ceux qui
ont disparu, les wei du nord est de la Chine, les sogdiens nomades de
langue persane qui vivaient au premier millénaire avant notre ère
sur le territoire de l’Ouzbékistan, les bactriens, les parthes,
les grecs, les romains… Et ceux qui façonnés par les invasions
ont traversé le temps : les chinois, mongols, tibétains,
ouïghours, kazakhs, kirghizes, tadjiks, afghans, ouzbeks,
turkmènes, irakiens, iraniens, kurdes, turcs…
Dans le bazar d'Urumqi
À
la fin de cette évocation, noyé dans l’immensité, la diversité
de l’espace et la profondeur du temps où est notre petit moi ?
Il y a des chances pour qu’il soit à sa place, quelque part dans
la fresque des histoires et de la géographie. Il y a des chances
aussi pour que nous comprenions que le Un n’est pas à chercher
dans la surface sans cesse changeante et incertaine de notre humanité
dont nous savons si peu de choses mais bien plus dans la profondeur
de notre divinité dont nous ne savons rien.
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8 commentaires:
Et à l'un des bouts de la route de la soie, il y a le JAPON !
Une émission de la télévision nationale NHK, intitulée "Silk road" diffusée dans les années 75 avec une musique de Kitaro a connu un énorme succès et amorcé le rapprochement populaire des voisins chinois et japonais. Elle a été revisitée il y a 3 ou 4 ans. Et ça se fait aussi en moto !
Whouaou ! J'ai l'impression d'être sur les ailes d'un oiseau.
Magnifique voyage en quelques photos
et ce texte inspiré ! Qui en est l'auteur ?
Magnifique texte Corinne merci, peux-tu agrandir la police, stp ? Connais-tu ce double CD qui rassemble les musiques de la route de la soie édité par accords croisés ?
Merci Corinne pour ce texte magnifique.
Nous sommes pour deux semaines loin de notre base Ardéchoise et sans notre ordinateur : ((
A l'attention de Mabes...
Il est possible (le plus souvent) de grossir la police de caractère (et le reste) en faisant :
CTRL et + (simultanément) ;
CTRL et - réduira sa dimension ;
CTRL et 0 (zéro) remettra la page à sa dimension d'origine.
Bonne lecture :-)
Bruno
c'est marrant car ton texte arrive alors même que j'affiche les cartes pour situer le voyage.
Comment pouvez-vous vivre sans ordinateur ?
C'est un beau texte.
J'ai eu la chance de travailler avec des personnes très différentes, avec quelque part, comme on dit, une obligation de résultat; c'est un peu différent que de se cultiver ou de faire du tourisme.
La question intéressante : pourquoi est-ce que je m'intéresse spécialement à tel pays, à telle nation ou culture ?
Pourquoi ai-je pleuré à 16 ans quand les chars russes ont envahi Budapest, où je ne suis jamais allé ?
Pour la route de la soie, je suis abonné à une revue qui informe régulièrement sur les relations Orient -Occident : Saudi-Aramco World. Gratuit.
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