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S'il est une notion claire dans l'Evangile selon Thomas, c'est le «devenir petit », retrouver l'esprit d'enfance pour retrouver le lieu de la vie (log. 4).
Le bébé nouveau-né se ressent comme centre de l'univers, il se poursuit au sein d'un éternel présent, uni à toutes choses dans une plénitude égoïste. Cet état est une indication du lieu de la vie, la vie qui nous sustente mais que nous ne percevons plus que par référence et dans laquelle nous voulons à nouveau être confondus.
Penchons nous donc sur cet enfant, que devient-il ? Peu à peu il se heurte à des limites, cet univers ne lui obéit pas. Sa mémoire se développe, il découvre, et on lui nomme, ce qui l'entoure, qu'il classe comme agréable et désagréable . Il découvre la notion d'avant — après, de retard et d'avance, et peu à peu il entre dans le temps et perd l'unité de ce continuel présent. Sa perception de la vie commence à s'exprimer en images mentales. Il se réfère à sa mémoire et non plus aux faits. On lui apprend "oua-oua, chien». et il ne découvre plus cette réalité animale vociférante et amicale en prise directe», telle qu'elle existe en cet instant avec tout son dynamisme et sa chaleur.
Bien sur, c'est indispensable .Ce n'est qu'ainsi que l'on pourra se percevoir, soi et le monde, et se comprendre. Mais pour se comprendre, il faut se voir. On ne le peut pas tant que l'on manipule des références mémorisées, donc toujours incomplètes et en retard sur la réalité du présent, décalées de ce qui est en cet instant. L'adulte est prisonnier du temps, il est coupé de cette plénitude initiale qu'il porte pourtant toujours en lui. Il garde seulement la nostalgie du vert paradis de l'enfance, de cette intensité disparue.
Jésus veut nous faire appréhender ce terrible état de chose. La vie à chaque instant ruisselle, toujours changeante, neuve, identique et dissemblable en chaque chose. Mais là ou est la vie nous ne sommes pas. Nous rêvons ! Rêveries de ce qui est passé, anticipations du futur. Nous nous laissons dériver au fil des conventions du moment. Nous nourrissons tout en les déplorant ces complexes terrifiants de volonté de puissance que sont nos sociétés actuelles. Nous sommes à côté de notre vie, comme au jeu de cartes, "on passe» ! Pourtant lorsque ce rêve cesse, lorsque cet ensemble de spéculations émotives et mentales qui dis : JE est absent, je ne perds pas conscience, bien au contraire!
je m'aperçois que ce JE me bouchais la vue. Que son absence libère un vaste espace vide ou naissent mes perceptions. Là, mon regard devient comme celui du petit enfant dont l'attention n'est pas happée par cet extérieur dont il observe en lui le reflet. Je deviens conscient de cet espace sans proportions, de ce vide qui est moi, qu'est la chose vue et non au dehors.
« Ils sont venus au monde vide» dit le log. 28. Je ne suis plus prisonnier de ma forme, je suis un espace habité par différents éléments, dont ma personne. Ce n'est pas une idée, je le vois. Je suis un espace vide et ce qui voit dans cet espace ; et qui est avant toute image, qui précède toute vision. «Puisse-t-il y avoir au centre de vous même un homme averti» log. 21.
Ce regard à double voie, à double sens, se regardant regarder, est ce que Douglas Harding essaie de faire découvrir à chacun par ce qu'il a appelé la «vision sans tête». Il s'efforce de faire retrouver au cours de ses exercices cet esprit d'enfance dont parle Jésus, qui n'accepte aucun concept, aucune chose apprise, mais seulement ce qui est perçu dans l'instant, avant l'interférence de la pensée.
C'est dans cet espace hors espace, succession de pur présent silence sans forme ni couleur, pur néant ou je suis, que la vie, dans sa tonitruante richesse peut laisser éclater sa splendeur.
"Quand le disciple est désert, il sera plein de lumière" (log. 61) .
Paul Vervisch
Cahiers Metanoia 1978
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