lundi 14 avril 2014

La citation du lundi

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" On nous en parlait depuis plus d'une semaine. On nous avait averti du danger. Nous avions préparé des verres fumés. Enfin, vint le grand jour.

Nous sommes tous debout dans la cour de l'école à attendre l'événement. J'ai sept ans et nous allons voir la nuit en plein jour. La tête renversée vers les nues, nous attendons. Nous attendons l'éclipse totale de soleil.

En plongeant mon regard dans le ciel limpide, une pensée surgit. Une question que je ne m'étais jamais posée. "S'il y a un mur au fond du ciel, qu'y a-t-il derrière?" Sitôt cette idée formulée, quelque chose d'énorme se rue à l'intérieur de moi, m'envahit et m'entraîne dans son irrésistible torrent. Un gigantesque tourbillon me fait basculer et tomber dans le ciel. Dans le même mouvement, son immensité s'engouffre en moi.

La chute n'est pas de celles bien connues qui s'achèvent très vite sur un sol dur et laissent aux genoux des éraflures. Cette chute-là, je le sais aussitôt, n'a pas de fin. Elle semble même s'accélérer, amplifiant mon vertige de façon démesurée. Je glisse dans le ciel à une vitesse ahurissante en même temps que le ciel précipite son invasion. Des mots me brûlent : " Cela ne s'arrête jamais, le ciel n'a pas de fond, cela n'a pas de fin, pas de fin..."

J'étais bien loin de cette cour, que l'ombre et les exclamations commençaient à gagner, quand le vertige devint intenable d'exaltation et de terreur. Je n'étais plus qu'un point infime dans l'illimité qui déferlait sa vague immense à l'intérieur de mon corps. J'allais éclater sur place, disparaître dans l'infini. La suite?.... Il n'y en a plus. Quelque chose avait disparu dans cette ouverture.

Dans les jours qui suivirent, je fus incapable d'en parler. De raconter cette chute, cette incroyable découverte, cette déchirure. Cette blessure sacrée est invisible. Indicible. Dans mon entourage, j'en guettai la moindre trace, le moindre signe. Par la suite, je tentai même des allusions. Mais rien. Pas d'indice ni de réaction. Par la brèche, la lumière continuait de saigner. Dès que le silence s'établissait, je poursuivais ma plongée dans l'abîme, tentant d'apprivoiser son épouvante, de desserrer peu à peu son étreinte, pour pouvoir m'abandonner à sa grâce.

De cette chute date mon vol.


Jacques Goorma - Le vol du loriot - Arfuyen page 23

Nous vous reparlerons bientôt de cet auteur que nous venons de découvrir grâce à Catherine Harding.


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3 commentaires:

CLO a dit…

Cela fait écho en moi.
Et puis un si beau recueil de poème de Jacques GOORMA que Catherine m'a offert:
LE SEJOUR
" chez ARFUYEN
P 61 "Ce n'est pas à travers les trous oculaires que je vois.C'est à travers un oeil qui est derrière et au-dessus. Un oeil qui est chez moi comme chez lui. comme chez toi.C'est un regard impersonnel. Ce qu'il voit au-dehors, est personnel. Ce qui est dehors, apparait et disparait.Mais cet oeil qui voit tout n'est jamais apparu, c'est simplement une ouverture qui laisse sa place au monde"

j-p gepetto a dit…

Je retiens son nom...inspirant.
JP gepetto

Acouphene a dit…

http://spinescent.blogspot.fr/2011/06/decouverte-de-jacques-goorma.html
Bises