"- Le proche ennemi. C'est un concept en psychologie. Deux émotions qui paraissent identiques sont en réalité des contraires. L'une se fait passer pour l'autre, est prise pour l'autre mais l'une est saine et l'autre malade, tordue (...)
- Pouvez-vous me donner un exemple ?
- Il y a trois associations, dit-elle en se penchant elle aussi et sans savoir pourquoi elle murmurait. L'attachement se fait passer pour de l'amour, la pitié pour de la compassion et l'indifférence pour de la sérénité. (...)
- La pitié et la compassion sont les plus faciles à comprendre. La compassion suppose de l'empathie. On considère la personne affligée comme un égal. Avec la pitié, ce n'est pas le cas. Si on prend quelqu'un en pitié, c'est qu'on se sent supérieur.
- Mais les deux sont difficiles à distinguer.
-Exactement. Même pour la personne qui éprouve le sentiment. Presque tout le monde affirmerait être rempli de compassion. C'est l'une des émotions les plus nobles. En réalité, c'est de la pitié que les gens ressentent.
- Alors, la pitié est le proche ennemi de la compassion, dit lentement Gamache en y réfléchissant.
- C'est ça. Elle ressemble à de la compassion, elle a le même effet, mais en réalité, c'est son opposé. Tant qu'on ressent de la pitié, il n'y a pas de place pour la compassion. Elle détruit, élimine l'émotion noble.
- Parce qu'on se fait croire que l'on éprouve l'une, tandis qu'en fait c'est l'autre.
- On le fait croire à soi et aux autres.
- Et dans le cas de l'amour et de l'attachement ? demanda Gamache.
- Les mères et les enfants nous fournissent des exemples classiques. Certaines mères considèrent que leur tâche consiste à préparer leurs enfants à vivre dans le monde. A être indépendants, à se marier et à avoir des enfants à leur tour. A vivre là où ils veulent et à faire ce qui les rend heureux. Ca, c'est de l'amour. D'autres s'accrochent à leurs enfants. Elles vont habiter dans la même ville, le même quartier. Elles vivent par procuration, grâce à eux. Elles les étouffent, les manipulent, les culpabilisent, les inhibent.
- Les inhibent? Comment?
- En ne leur enseignant pas à être indépendants.
- Cela ne se limite pas aux mères et aux enfants.
- Non, en effet. Cela affecte les amitiés, le mariage. Toute relation intime. L'amour réconforte, mais l'attachement prend des otages. (...)
- La sérénité et l'indifférence. Je pense que c'est le pire des proches ennemis, le plus corrosif. La sérénité c'est l'équilibre. Quand arrive un bouleversement, on le ressent fortement, mais on peut aussi le surmonter. Vous l'avez sûrement vu. Des gens qui, tant bien que mal, survivent à la perte d'un enfant ou d'un conjoint. En tant que psychologue, j'ai vu cela très souvent. Malgré une peine et un chagrin incroyables, les gens trouvent une force essentielle au fond d'eux-mêmes: la sérénité. C'est la capité d'accepter et de passer à autre chose.
Gamache approuva d'un signe de tête. Il avait été profondément touché de voir des familles surmonter le meurtre d'un proche. Certaines avaient même été capables de pardonner.
- En quoi ressemble-t-elle à de l'indifférence ?
- Pensez-y. Tous ces gens stoïques, flegmatiques, qui restent calmes devant la tragédie. Certains font réellement preuve de bravoure, mais d'autres sont psychotiques et ne ressentent aucune douleur. Savez-vous pourquoi? (...)
- Ils sont indifférents aux autres. Ils ne ressentent pas d'émotions comme tout le monde. Il sont comme l'Homme invisible : sous des signes extérieurs d'humanité, c'est le vide. (...)