lundi 30 novembre 2009

La prière

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"Je suis couchée sur l’horizon et je regarde frémir l’herbe courte contre le ciel de l’aube blanche. Il s’est vidé de toute étoile ; le vent juste levé a chassé la dernière sans doute…

La fraîcheur du matin me rend consciente de la tiédeur douillette de mes couvertures et je souhaite presque qu’un frisson vienne conter moi… Je me blottirais plus profondément dans la douceur de mon bivouac.

Secrètement, s’élève du sol une silhouette qui s’étire sans bruit, hormis le frémissement des herbes alentours. Elle est grise, haute et longue : c’est Moussa. Il étire ses bras jusqu’au sommet du ciel et, lentement, face à l’Est, refait son chèche. Murmure. Maintenant, Moussa prie et sa prière passe furtivement comme le vent. Le simulacre de sa toilette devant Dieu ( visage et mains), ce simulacre, je le devine bien que je ne voie de Moussa que le dos, porte sombre sur le ciel ouvert. Tandis que me parviennent quelques mots doux et monotones, sa silhouette se courbe sur l’horizon, puis s’évanouit à hauteur des tiges de fenouil. Dans sa prière, le front de Moussa baise la terre, cette terre froide que ne touche pas encore la lumière du plein jour.

Un souffle de vent qui court à ras de terre ferme mes paupières. J’ai droit à un sursis d’immobilité avant que s’achève, ce matin comme chaque matin, la première prière du jour. Je suis habituée au rythme des prières quotidiennes étalées du lever du jour à l’heure du sommeil ; j’aime le calme et l’immobilité que requiert chacune d’elles ; je goûte pleinement ces paisibles parenthèses, vite ouvertes et closes, dans notre train de vie bruyant. La pureté de ces moments me met en grâce, même si Kader m’assure qu’il a prié pour moi mais que je n’ai pas beaucoup de chance d’aller ailleurs qu’en Enfer !

La facilité avec laquelle les Touaregs s’accommodent du lieu de leur prière et de leur environnement me surprend encore. Tournés vers La Mecque, ils effectuent indifféremment leurs prières à quelques mètres seulement de nos paroles et de nos rires bruyants ; un chameau en train d’uriner peut venir s’intercaler entre eux et La Mecque, peu importe ! Ils arrêtent leurs chameaux au bord des pistes, s’en éloignent un peu et s’agenouillent ; ils continuent de veiller distraitement sur une bête ou sur la bouilloire…

Le soir, la journée des Touaregs se termine avec le murmure du rituel « Bismillah ! » « au nom de Dieu ! », qu’ils n’oublient jamais en se glissant entre leurs couvertures. Ils auront l’âme en paix si jamais Dieu les rappelle à Lui pendant leur sommeil. La prière du soir ne suffit pas ; on doit encore à Dieu la dernière parole et l’ultime pensée avant le sommeil. Ce murmure immuable et déjà ensommeillé m’attendrit, soupir de soulagement d’en avoir terminé avec une journée pénible : il m’amuse parfois, soupir d’aise de retrouver le confort rude des bivouacs.
- Ahhh ! …
- Bismillah !

Ayant terminé sa prière, Moussa s’en va au fond du pâturage, l’âme en paix. D’habitude, il réveille Mélouye :
- Mélouye ! Mélouye !
- Oh ?...

Moussa est déjà agenouillé sur le sable lorsque l’enfant vient le rejoindre. À chaque prosternation, Mélouye a un petit temps de retard et d’hésitation, vérifiant du coin de l’œil les gestes de son père. Alors, il me semble que Moussa est plus grave que de coutume, plus lent et plus paisible encore. Alors, Mélouye devient un homme, tendre copie de Moussa.

J’ai droit à un sursis, encore, avant que ressurgisse, vertical et piqué sur l’horizon, cet homme matinal éloigné pour un temps par le souci de ses chameaux. Il reviendra du pâturage sans bruit, et je ne pourrai différencier son pas du souffle de l’aube montant dans les herbes ; comme je n’entendrai pas se briser dans ses mains la paille sèche, ni crépiter la première flamme… Je m’installe tranquillement dans un demi-sommeil conscient qui prendra fin quand le feu sera assez fort et crépitant. Alors, je ne pourrai plus feindre la somnolence et d’ailleurs, il ne m’en restera plus l’envie, car je sais que, les yeux ouverts, je connaîtrai cet éblouissant éclat de l’horizon qui s’embrase…

Oui, le ciel brûle. Le vent rabat sur moi un peu de fumée et quelques étincelles vives. Les mains actives de Moussa protègent les premières flammes et dans son œil brille l’affectueuse ironie qu’il a de m’entendre chaque matin soupirer de tant de contentement pour le commencement de chaque jour. C’est ma prière."
Odette Bernezat
Hommes des montagnes du Hoggar
Ed Glénat p 179-181


6 commentaires:

ipapy a dit…

Superne, merci Corinne, cette femme écrit vraiment très bien, quel beau livre.

gjmtenba a dit…

Très beau texte

Allez Corinne, écrivez vous aussi votre témoignage sur le désert, ce serait un chouette cadeau de Noël !
saha !

jean-françois L. a dit…

oui, beau texte touchant;authentique - il a un vrai parfum. Merci

Acouphene a dit…

Neau texte !

Femme des montagnes par Corinne... ou l'écriture du désert tourne la plage d'éveil.

Acouphene a dit…

Beau texte !

philippe a dit…

Bismillah,ce motsacré m'accompagne très souvent depuis un voyage au Maroc en 2001.